Les villes existent-elles? – Jean-François Somain

[Été 1989]


par Jean-François Somain

Une des choses les plus étonnantes qui me soient arrivées dans la vie, ce fut d’habiter Ottawa.   C’aurait été la même chose si j’étais resté à Montréal ou à Paris. Ce qui est surprenant, c’est d’habiter quelque part.

Ou, plus exactement, de croire qu’on habite quelque part, ce qui est aussi absurde que de penser qu’on a visité un endroit quelconque.

La vérité, c’est qu’Ottawa n’existe pas. Je me souviens de mon premier séjour dans cette ville, il y a plus de vingt ans. On chercherait aujourd’hui en vain le Grand Hotel sous le Centre Rideau, ou les vieux quartiers de Hull sous la Place du Portage. Des gens se rendent au marché By-Ward. J’y allais souvent quand j’étais étudiant, mais le marché que je fréquentais a été rasé. On a construit un immeuble différent sur l’emplacement de l’ancien. On parle toujours du Mail, mais les adorables jeunes filles en minijupes de 1970 fleurissaient des boutiques qui n’existent plus, et elles se sont elles-mêmes évanouies dans quelque autre monde tandis que se levaient de splendides immeubles de vitre et de béton qui n’ont aucune place dans mes souvenirs. Quand je regarde des photos du début du siècle, du milieu du siècle, on veut me faire croire qu’il s’agissait d’Ottawa. J’y trouve un air de famille avec certaines rues de Toronto, de Montréal, de New York, mais aucunement avec Ottawa. On essaie d’entretenir l’illusion en conservant des noms de rues et quelques constructions qu’on dit historiques, mais c’est là un essai malhonnête et désespéré, une déformation de l’instinct de survie, un phénomène d’autosuggestion collective.

Je veux bien admettre, à titre d’hypothèse, qu’il puisse y avoir une ville à un endroit donné, à un moment donné. Je peux aussi, de bonne grâce, accepter qu’elle s’appelle Ottawa. Mais cette ville est différente de celle où j’ai vécu il y a dix ans, et celle-ci ressemblait à peine à celle que j’habitais dix ans plus tôt. Appeler Ottawa toutes ces villes dissemblables ne sert qu’à entretenir une confusion quant à la nature de la réalité. Ce n’est pas en employant le même mot de façon abusive qu’on change quoi que ce soit au fait que j’aie résidé dans des villes qui n’avaient pas grand-chose à voir les unes avec les autres, même si on persistait à les appeler Ottawa. Aujourd’hui,  au  confluent des  mêmes rivières, j’habite une autre ville, qui n’existe que pour moi. Quand je parle d’Ottawa, je pense à la rue Stanley, à la librairie Trillium, à deux ou trois restaurants sur la rue Rideau, au cinéma Towne, et quelqu’un d’autre songe à la rue Rideau, au Centre National des Arts, à une boutique sur le chemin Sussex. Nous évoquons des villes qui se ressemblent sans doute un peu, mais qui ne sont pas le même endroit. De la même façon, quand j’imagine parfois cette abstraction qu’on appelle Montréal, je vois le café où j’ai rendez-vous avec un vieux copain, les longues rues où je faisais vibrer ma curiosité pour la vie, une île à traverser en me rendant ailleurs, les milieux bohèmes de 1960, et ces reflets appartiennent tous à des mondes différents.

Comment pourrait-on croire en l’existence du fleuve Saint-Laurent? On le regarde à Kingston, à Québec, à Matane, et ce n’est certainement pas le même cours d’eau. Les coïncidences dans l’emploi d’un mot ne font pas de ces fleuves une même réalité, commune à tous ceux qui en parlent. On parvient à faire usage d’un certain vocabulaire pour communiquer les uns avec les autres, mais ces approximations n’apportent pas la moindre unité aux images qu’elles colportent.

On tâtonne. On finit même par croire, quand on connaît quelqu’un, que cette personne existe. Je pense à une femme, par exemple. Appelons-la Brigitte, bien que ce prénom aura déjà des résonnances différentes chez les uns et chez les autres. Quand je l’ai rencontrée, c’était une étrangère. Quand nous nous sommes aimés, elle ne l’était plus, c’était déjà une autre femme. Quand je la quittais, après une tendre soirée, je gardais en mémoire son visage gai et lumineux. Trois jours plus tard, je la retrouvais préoccupée, ou exaltée, ou fatiguée, ou joyeuse, et elle me trouvait irritant ou désirable, réconfortant ou inquiétant. Je savais, à chaque rendez-vous, que je rencontrerais une autre femme. Un jour de pluie n’est pas un jour de soleil. Il n’y a jamais eu une Brigitte mais plusieurs, qui n’avaient que de vagues ressemblances entre elles.

Comme les gens, la plupart des villes sont éternellement hors d’atteinte. On visite un musée, un parc, on entrevoit un monument, on prend un verre sur une terrasse, et on croit qu’on a vu Paris, Abidjan ou Rio. Quand j’ai découvert Mexico, sa splendide vitalité n’était que le reflet de mes appétits de jeunesse. Quand j’ai cessé de l’habiller de mes rêves, elle est redevenue un monstre prosaïque et étranger. J’ai vécu, paraît-il, dans des villes gigantesques comme Buenos Aires et Jakarta. Je me souviens surtout de les avoir effleurées, de la même façon qu’un baiser, une étreinte nous donne l’illusion de connaître une femme. Je ne suis plus dupe. Je sais que les villes ont disparu depuis longtemps, si elles ont jamais existé, et que la densité humaine que nous y cherchons se réduit à nos désirs et à quelques êtres que nous croyons parfois y rencontrer.

Et moi-même! Comment admettre que j’aie existé à d’autres moments que celui-ci? Qu’y a-t-il en commun entre moi et l’adolescent prédateur que, me dit-on, j’ai été? Aujourd’hui que j’éprouve surtout de la tendresse et une sympathie infinie pour les êtres humains, qu’ai-je de semblable avec le jeune homme qui vivait à couteaux tirés avec l’humanité? A en croire ma biographie, j’ai été un être affamé, plein de convoitise pour les femmes et les longs voyages, et j’ai été un être doux et serein qui aurait voulu passer ses journées à remonter des cerfs-volants ou à regarder tomber la neige. J’ai aimé certains peintres, certains auteurs, et je les ai négligés, et je les ai appréciés de nouveau. J’ai été dur et j’ai été tendre. Examinons cela froidement. Il est impossible de concevoir vraiment qu’il se soit agi de la même personne, même si chacune a porté mon nom. Les traits distinctifs de ce personnage précaire affublé de mon nom changeaient d’année en année, de circonstance en circonstance. Il m’est même arrivé, comme tout le monde, d’être à la même époque une personne différente pour les uns et pour les autres.

Les villes aussi s’enchevêtrent dans l’étonnante métamorphose où Marrakech, Rome et Jaipur aboutissent aux mêmes façades rouges. J’ai en mémoire des ports flottants que j’ai pu voir sur l’Amazone ou au Bornéo, et ce sont les mêmes images. Comment ne pas admettre que le métro de Madrid puisse déboucher sur une station à Hong Kong ? On passe des heures dans le bazar de Delhi, dans les couloirs à ciel ouvert de Manhattan, dans la superbe confusion de Tokyo, et on en sort toujours avec l’intime certitude qu’il ne s’agissait pas d’une ville mais d’un affolement de nos sens. Peut-être a-t-on inventé la notion de ville à force de ruminer notre solitude en la confrontant à l’espoir toujours déçu de ne plus être seul au monde. La ville, chaque ville, est une nourriture du cœur et de l’esprit, un rêve plastique, tellement individuel qu’on ne saurait en partager les images. Ce rêve a pour but de nous habituer à l’idée que l’univers nous échappera toujours, aussi inéluctablement que notre propre existence.

Jean-François Somain, Puncak, Java, 27 octobre 1985