Souvenirs d’outre-tombe – Hélène Vanier

[Automne 1989]

par Hélène Vanier

Faire de la photographie en 1875, c’était la grande aventure. Un coup de cœur. Peu de gens s’engageaient dans cette avenue-là, et pour cause. Le métier exigeait beaucoup. Il fallait être tout particulièrement versatile.

Notamment avoir un bon sens artistique, être bricoleur de génie et, qui plus est, être versé en chimie. Mais il fallait aussi une santé de fer et une famille conciliante à l’extrême. Comme la plupart de mes collègues, je devais sillonner seul de grandes étendues de territoire pour accommoder mes clients. Durant ces longs voyages, ma charrette faisait office de laboratoire et le paysage, de chambre à coucher. À bien des égards, ce métier s’apparentait à celui de vos cinéastes d’aujourd’hui.

La photographie m’intéressait passionnément non seulement parce qu’elle présentait un défi de taille sur le plan de la réalisation, mais aussi et surtout parce qu’elle permettait de donner du sujet une image qui correspondait en tout point à la réalité. La peinture, alors sa proche rivale, n’y parvenait tout simplement pas, malgré la bonne volonté et les dispositifs ingénieux comme le trompe-l’œil et la perspective dont disposaient les peintres. Même les dix meilleurs tableaux de Napoléon ne permettront jamais de savoir de quoi il avait vraiment l’air. Si j’avais pu le prendre en photo, personne n’aurait plus eu de doute quant à son apparence. Le peintre le plus talentueux ne serait pas parvenu à autant de netteté et d’exactitude que même un mauvais photographe aurait atteint d’emblée. La photographie avait ceci d’extraordinaire ; elle permettait de fournir des êtres et des choses une version précise. Une version qui, dès lors, pouvait passer à l’histoire. Il ne suffisait que d’un peu de lumière et de quelques petits détails techniques pour immortaliser quelqu’un. C’était merveilleux !

En plus de redresser les failles de la peinture, la photographie rendait possible autre chose de tout aussi fascinant : la spontanéité. Si l’on exclut l’art du portrait qui nécessitait une mise en scène et un temps d’exposition relativement long, on pouvait saisir à l’improviste des scènes de la vie quotidienne. La photographie devenait alors un miroir qui réfléchissait la vraie vie dans ses plus fins détails. Elle permettait de figer l’histoire telle quelle, sans retouche. Ça n’avait, bien entendu, rien à voir avec l’instantanéité de vos Polaroids, mais ça tranchait avec l’artifice et la théâtralité dont souffrait la peinture à l’époque

L’appareil photo parvenait donc à fournir une image plus vraie, plus juste et plus spontanée de la réalité et ce, en moins de temps qu’il n’en fallait pour tracer n’importe quelle partie de l’anatomie. Aussi, pour beaucoup d’entre nous, cela incluait la famille Livernois, la photographie possédait une valeur intrinsèquement didactique et anthropologique. Elle venait parachever la peinture dans ses prétentions à reproduire le monde et on l’entrevoyait comme un outil qui permettait de donner des événements et de l’Histoire une version objective. On avait tout bonnement l’impression de participer à l’Histoire, de l’écrire en image.

Plus de cent ans ont passé et, de toute évidence, la photographie, comme la peinture du reste, s’est définie et redéfinie à travers une multitude de courants et de préoccupations esthétiques. Mais il n’en demeure pas moins que cette orientation, qui est à l’origine du documentaire photographique (et cinématographique) était on ne peut plus exaltante et prometteuse à l’orée du XXe siècle. »

Et l’aventure continue !

Propos de J.-A. Martin, photographe (alias Marcel Sabourin), recueillis par Hélène Vanier.