L’habit fait-il le moine? – Bénédicte Ramade

[Automne 2015]

Les codes vestimentaires catégorisent leurs usagers, signalent leur appartenance à un groupe social ; lorsqu’il s’agit de vêtements portés dans les sous-cultures, des mods aux punks 1 par exemple, ils agissent comme des symboles et des incitatifs à résister à la nor­malité et à la société bourgeoise, considérée bien sûr comme coercitive. Dans les cultures autochtones, les artistes se sont aussi em­parés des vêtements pour résister à l’enfermement de leur repré­­sentation dans les clichés de la tradition. Ils insistent autant sur l’habillement vernaculaire contemporain que sur le vêtement céré­mo­­­­niel, la parure du rituel, auquel le commun des spectateurs a ra­­­re­­­ment accès mais qui, pour lui, constitue l’image de l’Autochtone.

En vérité, celui-ci ne porte qu’exceptionnellement ces pièces en perles et peausserie, n’arborant « dans le civil » que des signes discrets de distinction. Roland Barthes, dans son Histoire et sociologie du vêtement, établit cette distinction : « Il semble extrêmement utile de distinguer d’une façon analogue dans le vêtement, une réalité institutionnelle, essentiellement sociale, indépendante de l’individu, et qui est comme la réserve systématique, normative, dans laquelle il puise sa propre tenue ; nous proposons d’appeler cette réalité, qui correspond à la langue chez Saussure, le costume ; et une réalité individuelle, véritable acte de « vêtement », par lequel l’individu actualise sur lui l’institution générale du costume ; nous proposons d’appeler cette seconde réalité, qui correspond à la parole chez Saussure, l’habillement. Costume et habillement forment un tout générique, auquel nous proposons de réserver le nom de vêtement (c’est le langage chez Saussure)2. » À bien y regarder, les artistes autochtones prennent un malin plaisir à interchanger les attributions de leur habillement, conférant tantôt à leur habillement « civil » (ou « colonisé » suivant les systèmes de lecture plus ou moins postcoloniaux), tantôt aux parures rituelles la valeur du costume. Ainsi, c’est moins par l’hybridation propre aux sous-cultures occidentales3 qu’à ces glissement de sens que le vêtement s’impose comme un outil d’analyse de l’héritage colonial dans les pratiques artistiques autochtones.

Le cri rebelle : tenue vestimentaire et redressement politique dans l’art autochtone actuel4, sous le commissariat de Lori Beavis et Rhonda L. Meier pour la Galerie FOFA de l’Université Concordia, expose cette revendication du costume civil d’attitudes typiques de la culture dominante, jusque dans le pastiche de la condition amérindienne. Signe extérieur identitaire, véhicule de clichés innombrables, l’habit constitue un motif et un médium de prédilection qui autorise à interroger, dans un même élan, la mise en scène des corps et des attitudes, la projection normative du spectateur comme de l’auteur des images. Pour Lori Beavis et Rhonda L. Meier, l’œuvre séminale de l’exposition est la photographie que Shelley Niro a prise de sa mère en 1987, The Rebel. Plutôt que d’adopter une attitude provocatrice telle que les punks britanniques ont pu le faire, June Chiquita Doxtater apparaît souriante sur le coffre d’une américaine, une Rebel commercialisée par AMC entre 1967 et 1970. Allongée sur cette antiquité nullement flamboyante, elle est modestement habillée d’un pantalon noir et d’un T-shirt rouge ne laissant transparaître aucun signe de classe ; elle est « en civil », allongée comme un trophée. Que l’on y voit une pin-up ou une moderne Olympia, c’est avant tout le contraste entre cette tenue banale, la pause maladroitement sexy et le corps non standardisé de cette femme sûre d’elle qui condense la vision. « Les femmes autochtones, particulièrement d’âge moyen, ont rarement été représentées avec une telle candeur et une telle confiance » écrit Allan J. Ryan5. Tout aussi bravache qu’un Johnny Rotten, mais sans la vulgarité du leader britannique des Sex Pistols, cette dame s’assume en stéréotype féminin, stéréotype choisi et non plus imposé par le regard « blanc ».

La photographie a été retouchée, plus exactement colorisée à la main : le T-shirt rehaussé d’un rouge flamboyant, le noir approfondi, le bicolore de la carrosserie rendus par rapport à l’image originale où dominait un grège un peu suranné. Cette mise en couleur fait actuellement fureur dans le monde du documentaire, et des internautes s’emparent désormais de photographies célè­bres pour en restituer les couleurs au nom du réalisme. En effectuant cette opération, Shelley Niro joue ces codes, ceux d’une recherche d’authenticité, de vérité même, qui affectent photographies et films anciens. Niro l’applique à une image réalisée en 1987, époque à laquelle la photographie couleur était largement pratiquée. Le principe de colorisation, lui, existe depuis les premiers âges de la photographie. À l’aune des pratiques les plus récentes de colorisation numérique des grands standards noir et blanc par des internautes, faudrait-il lire l’acte de Niro comme une matérialisation de la modernisation du statut de la femme autochtone ?
André Gunthert écrit à propos de cette vogue de colorisation sur Internet : « Comme les reenactments d’événements historiques, ces reconstitutions soigneusement documentées produisent des objets à la frontière de la réalité et de la fiction. Plutôt que d’essayer d’y lire l’expression d’une vérité historique restituée, il faut comprendre cette activité comme une forme d’appropriation populaire d’une histoire institutionnelle restée longtemps hors d’atteinte. […] Elle ne nous montre pas le passé, mais nous tend le miroir du présent. Coloriser les icônes n’est pas leur donner un surcroît de réalisme ou de vérité, c’est se rassurer sur la place de l’histoire et accroître la disponibilité d’un répertoire de symboles6. » La colorisation accompagne ainsi le passage de la femme « indienne » vers sa contemporanéité de femme autochtone, assumant sa féminité et sa séduction, s’affranchissant du modèle matriarcal traditionnel couramment promu. L’oeuvre de Shelley Niro est le plus souvent analysée pour son contenu, rarement pour le geste de rehausser l’image de couleur. Pourtant, il n’y a rien d’anodin, ni d’anecdotique ici. Et n’y voir qu’un emprunt à l’ha­bitude de coloriser les images de pin-up serait bien réducteur. Nulles plumes ni perles, pas plus de mocassins, c’est une femme autochtone affranchie, aux vêtements banals, qui s’expose. Et la technique de colorisation accompagne ce changement, signal d’un réalisme revendiqué, l’intervention manuelle de la couleur fonctionnant comme une métaphore de cette prise de pouvoir sur les codes.

Depuis cette image réalisée dans les années 1980, les artis­­­­tes au­tochtones n’ont eu de cesse d’analyser les codes de leur représentation à travers la photographie et la performance, eux-mêmes médiums typiques de la modélisation coloniale depuis l’enregistrement de l’événement performé lié aux rituels jusqu’au portrait posé, fixant l’image de la culture amérindienne dans une tradition. Dans cet exercice critique, les « Indiens » des images réa­­­­lisent des œuvres autochtones à partir de la photographie, outil même qui avait figé leur image dans des stéréotypes presque indélébiles. Le cri rebelle rassemble des travaux d’une petite dizaine d’artistes qui manipulent les clichés et dont certains utilisent le vêtement comme objet d’analyse et moyen de provoquer les changements de perception. S’agit-il de travestissement ou d’une réalité sociale ?

Signe extérieur identitaire, véhicule de clichés innombrables, l’habit constitue un motif et un médium de prédilection qui autorise à interroger, dans un même élan, la mise en scène des corps et des attitudes, la projection normative du spectateur comme de l’auteur des images.

L’exposition peine à constituer un raisonnement avec son accrochage ; concentrée sur son contenu politique, elle donne l’impression d’avoir oublié les œuvres, délaissant les formes. Ainsi, en isolant une image de sa série originale, l’œuvre se retourne-t-elle contre elle. La photographie de Dana Claxton, Momma has a pony girl… (named History and sets her free) (2008), extraite de la série The Mustang Suite portraiturant une famille « indienne » contemporaine, perd de sa pertinence. Hybridant dans cette image spécifique les codes du burlesque et la figure de la guérisseuse, une gestuelle de domination et les pas d’une revue dansée, Claxton a installé deux personnages féminins vêtus de rouge dans l’environnement aseptisé familier du white cube muséal. Choix étrange qui ne se comprend qu’une fois réarticulé à ceux des autres membres de la famille (hélas absents de l’exposition) : jumelles aux poses identiques en robe polo rouge et bottes indiennes sur muscle bike ; adolescent hiératique, torse nu et pantalon de sport Adidas, montant à cru un cheval ; père de famille en costume à côté d’une Mustang vintage, le visage recouvert de peintures de guerre. La famille est réunie face à l’objectif pour un ultime cliché autour du père assis dans un fauteuil à monture dorée : dépareillé, le vêtement occidental répond aux codes de la normalité, là où les codes de la tradition semblent répondre du pathologique notamment à travers le visage peinturluré du père7. Sans les images des autres membres de la famille, celle représentant la mère est devenue une caricature inefficiente, et la rébellion annoncée dans le titre de l’exposition manque singulièrement à l’appel.

Si une seule image avait été choisie parmi les neuf constituant l’œuvre de Terrance Houle, National Indian Leg Wrestling League of North America (2012), l’effet de pastiche aurait été similaire. Modestement punaisés au mur, les tirages offrent une galerie de portraits grotesques depuis la guerrière en justaucorps à perles et coiffe de plumes posant comme Jane Fonda jusqu’à des combattants proches du pathétique (autant par leur attitude physique que leur corps « ordinaire » et leur costume). Houle court-circuite lui-même son pastiche en introduisant dans cet ensemble réalisé sur fond neutre une image empruntant aux codes de l’image d’amateur présentant un lutteur en combinaison, affublé d’un masque surdimensionné, lavant une poêle dans sa cuisine. C’est le seul dont l’habillement correspond au sport, tous les autres participants sont hors sujet, analogie visuelle à l’expérience des Autochtones vis-à-vis de leur perception par les cultures dominantes, notamment celle de la télévision américaine. Quant au mode de présentation, il emprunte timidement aux chambres d’ado et à leurs autels vernaculaires à la gloire d’idoles télégéniques par un agencement volontairement médiocre de petits tirages à même le mur. Ce que l’exposition ne dit pas, c’est s’il s’agit du développement d’un mouvement, à la façon des sous-cultures populaires et juvéniles britanniques analysées par Hebdige, ou d’une manifestation uniquement artistique.

Car entre l’épiphénomène et le style, la différence est immense. Beat Nation, accueillie au Musée d’art contemporain de Montréal d’octobre 2013 à janvier 2014, avait eu le mérite de circonscrire la rencontre du hip-hop et de la création autochtone comme réa­lité artistique mais surtout culturelle, et d’en présenter les fruits hybrides, de la musique jusqu’à la personnalisation d’objets en passant par la performance. Le cri rebelle est moins assertive et a surtout oublié le rôle du vêtement dans l’affaire. À relire Barthes, il apparaît que cet oubli est bien dommage car il y aurait eu beaucoup à faire dire à ces images : « Faits de costume et faits d’habillement peuvent sembler coïncider, mais il n’est pas difficile de rétablir dans chaque cas la distinction : la carrure d’épaules, par exemple, est un fait d’habillement quand elle correspond exactement à l’anatomie du porteur ; elle est fait de costume quand sa dimension est prescrite par le groupe à titre de mode8. » Les artistes comme Lori Blondeau jouent justement sur cette valeur prescriptive du vêtement et de ses modes de diffusion. Le cri rebelle a choisi une nouvelle fois d’isoler une seule image, celle de la surfeuse en bikini aux abords enneigés d’une rivière, Lonely Surfer Squaw (1997), alors même qu’il s’agit d’une image d’une série. En réduisant le travail de Blondeau à ce seul exemple alors qu’elle s’est livrée au fil des années à la production d’un glamour autochtone ironique, notamment avec sa Cosmosquaw (1996) photographiée comme une cover-girl de magazine féminin, les commissaires diminuent considérablement la portée idéologique de l’habillement, de sa mise en conformité à un standard de vie cool.

Le vêtement peut constituer un appareil de revendication auprès des deux communautés impliquées (depuis la représentation d’un standard autochtone pour les « autres » jusqu’à une reconfiguration identitaire pour les Autochtones) à condition que son mode d’exposition ne le réduise pas à des images isolées, figées. La constitution des styles et des revendications qui les accompagnent est un phénomène ultra rapide, quelques semaines suffisent dans une sous-culture pour générer un nouveau groupe identitaire. L’art autochtone tel qu’il est actuellement diffusé peine à lutter contre une fixité qui a déjà plombé sa perception, cantonnée à la tradition. Tel qu’il est présenté, il semble traduire non pas une réalité sociale et culturelle, mais, au contraire, une réalité complètement fabriquée, propre au monde de l’art. Quelle est alors sa pertinence ? Le vêtement, le costume et l’habillement, pour reprendre la classification de Roland Barthes, forment un médium bien plus complexe et fascinant que ce qu’a bien voulu en montrer Le cri rebelle. En isolant les œuvres, l’exposition ne les exemplifie pas, elle les tronque car elle prive les vêtements portés et les attitudes exhibées de leur fonction sociale, de cette relation à la norme, à l’usage et à la valeur qui en fait des outils critiques.

1 Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style, Paris, Éditions La découverte, (1979), 2008.
2 Roland Barthes, « Histoire et sociologie du vêtement. Quelques observations méthodologiques », Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 12, no 3 (1957), p. 435.
3 Dick Hebdige décrit ainsi l’apparition du « style » punk en 1977 : « Cette alliance improbable et mystérieuse de traditions hétérogènes et apparemment incompatibles se manifestait à travers un répertoire vestimentaires non moins éclectique, équivalent visuel de la cacophonie sonore du punk. » (Sous-culture, p. 28.)
4 Le cri rebelle : tenue vestimentaire et redressement politique dans l’art autochtone actuel, exposition présentée du 20 avril au 29 mai 2015 à la Galerie FOFA de l’Université Concordia. Commissaires : Lori Beavis et Rhonda L. Meier.
5 Allan J. Ryan, « Postmodern Parody: A Political Strategy in Contemporary Canadian Native Art », Art Journal, vol. 51, no 3 (1992), p. 61.
6 André Gunthert, « Colorisation : le miroir du présent », Fisheye, www.fisheyemagazine.fr/superpost/colorisation/, consulté le 1er juin 2015.
7 Voir Georges Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le patholo­gique (1943), réédité sous le titre Le normal et le pathologique, augmenté de Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1966), 12e édition, Paris, PUF/Quadrige, 2013.
8 Barthes, « Histoire et sociologie du vêtement », p. 436.

Bénédicte Ramade est historienne de l’art et critique depuis 1999 auprès de différentes revues artistiques françaises et québécoises notamment. Chargée de cours à l’Université de Montréal et à l’Université du Québec à Montréal, elle est titulaire d’un doctorat en sciences de l’art consacré aux Infortunes de l’art écologique américain. Commissaire d’exposition indépendante (Acclimatation, Nice, 2009-2010 ; REHAB, Paris, 2010-2011), elle prépare pour le Ryerson Image Centre à Toronto une analyse visuelle des liens entre le concept d’anthropocène et les effets du changement climatique (2016). Elle vit et travaille à Montréal.