Marc-Antoine K. Phaneuf, Études préparatoires (dessins d’explosions) – Charles Guilbert, Logique du débordement

[Automne 2015]

Par Charles Guilbert

Depuis 2012, Marc-Antoine K. Phaneuf travaille à une série d’œuvres intitulées Études préparatoires (dessins d’explosions), qu’il a présentées dans des lieux et des contextes divers et nombreux1. Comme il l’a souvent fait auparavant, Phaneuf réactive un objet trouvé en l’inscrivant dans un système qui lui est propre. Il s’agit ici, tout simplement, de pages de livres présentant des photos sur lesquelles l’artiste dessine une forme étoilée.

Puisque Phaneuf, depuis le début de sa carrière, a choisi de prendre une position moqueuse, critique et parfois même cynique à l’égard de l’art et de son système, on hésite un instant à se prêter au jeu sérieux de l’interprétation critique. Comment ne pas écraser par les mots la désinvolture propre à son art ? Et pourquoi s’échiner à chercher dans ces images un sens qui, on le sait, finira immanquablement par s’abîmer dans l’absurde ? Peut-être justement pour vivre cet engouffrement.

En suivant de près l’artiste dans ses avancées (qui, par leur aspect systématique et répétitif, peuvent rappeler celles de Sisyphe), on voit qu’il problématise l’art plus finement qu’on ne le croyait au premier regard, faisant du refus de résoudre la question du sens une source de création. Le titre « Études préparatoires », d’ailleurs, doit être entendu à plusieurs niveaux : c’est autant un aveu d’humilité (tout ceci reste inachevé) qu’une promesse mégalomaniaque (tant de préparation ne peut que mener à une oeuvre grandiose !). Ironique, le titre n’en souligne pas moins deux dimensions importantes du travail de Phaneuf : le questionnement sur le travail de l’artiste et la réflexion sur le temps.

Formé en histoire de l’art (et non en art), Phaneuf joue sans cesse sur la frontière entre engagement et distance, art et non-art, tableau et document, oeuvre et facétie. Transformant la méthode propre à son champ d’études (inventaires, listes, classements) en une stratégie de création, il fait du monde réel une analyse esthétique pour en montrer les motifs obsédants. Son approche, foncièrement documentaire, vient remettre en question l’idée traditionnelle de l’investissement subjectif de l’artiste. Pour Champ de lys, par exemple, il a réuni dans une vitrine de magasin une foule d’objets où figure le drapeau du Québec (drapeaux, tasses, assiettes, porte-clés, cravates, ouvre-bouteilles…), limitant son rôle de créateur à ceux de collecteur et d’ordonnateur.

Avec Études préparatoires, un glissement s’opère. Le motif récurrent, bien qu’inspiré de ces dessins d’explosions qu’on retrouve dans les bandes dessinées de superhéros, ne se trouve pas déjà dans l’objet trouvé. C’est l’artiste qui le produit et le reproduit d’une photo à l’autre. Il devient en quelque sorte une signature qui permet de rassembler en une même vaste série des images hétérogènes – ayant tout de même comme points communs d’être en noir et blanc et d’être tirées de livres qui datent, pour ne pas dire désuets. Cette fois, le système est induit et non déduit. L’artiste improvise, s’engage, fait sa marque.

L’éclat coloré peut d’ailleurs être vu comme un commentaire sur le travail d’artiste même. Il évoque d’abord les idées de rupture et de surprise qui, depuis la modernité, sont devenues un impératif. L’injonction de faire émerger de l’inattendu, quitte à ce que cela finisse en éclat de rire, nul ne peut plus y échapper. Phaneuf la reprend ici de façon tautologique : dans son œuvre, la surprise est l’image même d’une surprise. La forme étoilée renvoie aussi à la création comme désir d’expansion, aspect exploité par Phaneuf dans la plupart de ses œuvres. L’éclatement, l’étalement, la profusion et la rutilance sont pour lui des sujets et des formes privilégiés. Dans ses livres (Phaneuf est aussi écrivain) comme dans ses installations, tout fonctionne par accumulation. Des centaines de portraits éclair se succèdent dans son recueil Fashionably Tales, tandis que Téléthons de la Grande Surface est essentiellement constitué de listes (« Le diagnostic : Le cancer, la fibrose kystique, le sida, des campagnes de sensibilisation, General Idea, Group Material, une dystrophie, les Cheerios en plaques, des Weetabix, le rhume, la grippe, la toux, la coqueluche de l’école2 […] »).

Le motif de l’éclatement renvoie à cette activité proliférante qu’est devenu l’art. Emplir des espaces physiques, emplir des pages et, ultimement, emplir la tête de lecteurs et de spectateurs, voilà la fonction de l’artiste d’aujourd’hui (dont l’intérêt s’est déplacé de l’intériorité vers une extériorité radicale). Le nombre extravagant de projets que Phaneuf a menés au fil des cinq dernières années (une trentaine !), la multiplication des rôles qu’il joue (artiste, écrivain, commissaire, acteur, critique) et son intérêt pour les projets hors les murs sont autant d’indices de son exubérance. La technique du all-over, il l’applique bien au-delà du tableau, mimant en outre l’envahissement qu’induit le capitalisme (industrialisation, reproduction, vedettariat, hypermédiatisation, bombardement des nouvelles technologies).

Dans Études préparatoires, les étoiles colorées apparaissent souvent dans des images présentant des figures héroïques masculines : un politicien (Pierre Elliott Trudeau), des joueurs de hockey, des coureurs automobiles, des conquérants de l’espace… En auréolant ces figures stéréotypées, l’artiste témoigne d’une curiosité certaine pour ces hommes qui déploient leur énergie dans le but de frapper l’imaginaire de leurs contemporains. En forçant la note, on peut même voir dans les photos d’architectures monumentales que l’artiste choisit d’enluminer une extension de cet intérêt pour la force virile.

Si l’artiste s’en était tenu à ces catégories d’images, il aurait limité le sens et la portée de son œuvre et ne serait pas allé jusqu’au bout de la logique du débordement qui est la sienne. En intégrant le motif de l’explosion dans des images de plantes vertes, de plages floridiennes et de paysages d’hiver québécois, il fait éclater le système qu’il a lui-même mis en place. Le spectateur est ainsi conduit à faire l’expérience de l’absurde. « L’œuvre d’art, dit Camus, naît du renoncement de l’intelligence à raisonner le concret. Elle marque le triomphe du charnel. C’est la pensée lucide qui la provoque, mais dans cet acte même elle renonce. Elle ne cédera pas à la tentation de surajouter au décrit un sens plus profond qu’elle sait illégitime. L’œuvre d’art incarne un drame de l’intelligence3 […] Incapable d’établir des liens logiques, le spectateur est placé devant un choix : ou il se détourne de cette œuvre absurde pour en trouver une autre, plus réconfortante, ou il suit l’artiste jusque dans ce débordement qui l’oblige à prendre pleinement conscience de la « confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde4 ».

Le fait que Phaneuf, généralement critique de cette authenticité tant recherchée en art, s’investisse physiquement dans le dessin (on sent la présence de sa main) peut être vu comme une invitation à le suivre. En scrutant chacune des images, on voit les choix distinctifs qu’il opère : révéler des contours, magnifier un mouvement, souligner une jonction, masquer un élément, créer une transparence.

Dans cet abandon au plaisir de la composition, Phaneuf esquisse une poétique de l’espace qu’on ne peut dissocier d’une poétique du temps. Car une explosion, c’est aussi une marque temporelle forte. En induisant de la soudaineté dans des pages qui témoignent du passé, l’artiste crée des sortes d’anti-vanités où s’exprime un refus radical de l’oubli et de la mort. Sa façon de réunir dans une même série des événements majeurs (une conquête spatiale), des événements marquants (des écrasements d’avion), des événements mineurs (une bataille de joueurs de hockey) et des non-événements (une image de forêt) crée une dilatation du temps au-delà des hiérarchies habituelles en histoire. Ce temps éclatant n’a rien à voir avec l’éternité et l’espérance. C’est plutôt celui d’un amour féroce du réel et d’un refus de la perte, même de ce qui paraît totalement sans valeur. Dans cette alliance au temps et aux agitations du monde, dans cette prise en compte de la mesure humaine, dans cet embrassement de l’espace, dans cette inlassable et studieuse préparation, Phaneuf témoigne d’une sensibilité remarquable à l’absurdité de nos vies, d’artistes ou non.

1 Elles ont été présentées à l’occasion de quatre expositions de groupe (Anarchitectures, VU PHOTO, 2012 ; Projet HoMa, Maison de la culture Maisonneuve, 2013 ; Playlist, galerie antoine ertaskiran, 2014 ; Les écritures, Les Impatients, 2014) et d’une exposition individuelle (Études préparatoires. Dessins d’explosionsTéléthons de la Grande Surface, Montréal, Le Quartanier, 2008, p. 30.
3 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1985, coll. « Folio », p. 134.
4 Ibid., p. 46.

 
Charles Guilbert écrit de la prose, de la poésie, un journal, des critiques. Il dessine, chante, fait des vidéos. Ses œuvres ont été présentées dans divers pays, notamment en France, au Luxembourg, au Mexique et au Japon. Au Québec, il a entre autres participé à la Biennale de Montréal (1998) et à la Manif d’art (2005). À l’automne 2014, il présentait des encres et une courte vidéo à la Galerie B-312 à Montréal.

Marc-Antoine K. Phaneuf est artiste et auteur. Depuis 2006, son travail a été présenté dans plusieurs centres d’artistes autogérés, galeries et musées du Québec, dont le Centre Clark, VU PHOTO, articule, le Musée régional de Rimouski, la Galerie Leonard et Bina Ellen, la galerie antoine ertaskiran et Optica. Il a publié trois livres de poésie aux éditions Le Quartanier, dont Cavalcade en cyclorama (2013), écrit lors d’une performance d’écriture de huit jours. En 2015, il a présenté la première version de Fins périples dans les vaisseaux du manège global, un spectacle littéraire alliant photographie et poésie. Il vit et travaille à Montréal.

[Suite de l’article dans les versions imprimée et numérique du magazine.]

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