Marisa Portolese, Belle de jour III : Dialogues with Notman’s Portraits of Women – James D. Campbell, Plus qu’un simple regard : un portrait multidimensionnel

[Automne 2016]

Par James D. Campbell

La richesse chromatique et affective de ses images limpides ont valu à Marisa Portolese de nombreux éloges. On a pu voir récemment à la galerie FOFA de l’Université Concordia1 le troisième volet de sa série de longue haleine Belle de jour (dédiée aux portraits féminins), qui semble marquer un tournant dans son dialogue délibéré avec les portraits réalisés par William Notman (1826-1891). Artiste adulé de l’époque victorienne et premier photographe canadien de réputation internationale, Notman était célèbre pour la qualité remarquable de ses portraits, photographies composites, paysages et panoramas urbains. Ses portraits de la classe dirigeante – notamment ceux des femmes et des jeunes filles – ont toujours fasciné Portolese, qui souhaitait juxtaposer leurs corpus respectifs sur le mode du chiasme et du contrepoint.

Avant d’entamer cette nouvelle phase de sa série, l’artiste a passé de nombreuses heures à parcourir les archives Notman du Musée McCord, qui comptent des dizaines de milliers de portraits réalisés il y a un peu plus d’un siècle. En tant que féministe radicale contemporaine, elle propose une critique vigoureuse et approfondie du travail de Notman, en examinant non seulement ses portraits de femmes, mais également l’histoire personnelle de ces dernières.

Loren Ruth Lerner, dans un essai perspicace sur le travail de Notman (en particulier neuf portraits de jeunes Montréalaises anglophones de famille aisée) estime qu’il constitue un document visuel unique sur les idéaux de la haute bourgeoisie quant à l’éducation des filles à l’époque victorienne, révélant la vision du monde qui sous-tend ces idéaux (considérés comme postulats de base en littérature, ils reflètent en grande partie les opinions du critique d’art et essayiste John Ruskin)2.

La rencontre saisissante entre les portraits de commande réalisés par Notman et les portraits féminins de Portolese s’avère relativement harmonieuse et sereine, plutôt que chaotique ou décalée ; elle fait toutefois naître des étincelles, même si la photographe ne sous-entend ni n’exprime aucune hostilité déclarée. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les deux artistes ont en commun une précision formelle et une attention au détail qui est à la fois fructueuse et thématique. On obtient pourtant ici une sorte de parallélisme inversé ou en miroir. Et si Portolese reprend et transcende avec aisance cette fameuse « immédiateté sensuelle » et inédite qui caractérise les portraits de femmes de Notman, cela n’aura rien de surprenant pour ceux qui la connaissent, puisqu’elle explore depuis des années la sexualité féminine en images avec une acuité rare, tout en déjouant les conceptions idéalisées et patriarcales de la féminité.

Si les portraits de femmes de Notman, qui se distinguent par une absence d’objectification de leurs sujets, sont imprégnés, voire embaumés, des idéaux esthétiques de Ruskin, le travail de Portolese évoque plutôt celui de Germaine Greer et de Diane Arbus. Ses oeuvres possèdent une présence d’une rare profondeur. Avec une audace consommée, elle remet en cause les représentations conventionnelles du féminin, émancipe les femmes et met en lumière des critères de beauté « intemporels » profondément enracinés dans notre culture. Elle ne se contente pas d’établir des liens ; elle parvient à faire imploser les conventions du portrait établies à la fin du xixe siècle, en réifiant l’individualité de ses sujets en contrepoint et en laissant libre cours à des postures et des expressions qui défient les normes et échappent à la camisole de force de l’ancienne taxonomie.

Portolese témoigne cependant d’un respect manifeste pour Notman et pour l’honnêteté intrinsèque de ses portraits, alors même qu’elle admet et met en évidence l’influence « toujours déjà donnée » de Ruskin dans son œuvre. Au lieu d’imposer des idéaux à ses modèles, elle les laisse libres d’assumer pleinement leur singularité. Cela nous amène à nous demander laquelle de ces démarches photographiques ennoblit véritablement ses sujets ? Si l’on considère l’esprit résolument contemporain et sans entrave qui s’exprime dans les portraits de Portolese, et le fait qu’elle-même soit non pas une photographe mondaine qui travaille sur commande, mais une femme indépendante, déterminée et rebelle s’il le faut, Portolese l’emporte aisément.

Prenons par exemple Kate & Vy (2016), le remarquable portrait qu’elle a réalisé de l’artiste Kate Greenslade et sa petite fille à Londres. L’expression de Greenslade – oscillant entre le malaise et la méfiance – fait étrangement écho à celle de sa fille, qui fait mine d’examiner un rameau tout en agrippant la main de sa mère. Nous sommes en présence d’un nouveau genre de portrait, où les éléments sont confiés au hasard en « laissant être ce qui est » au lieu d’encombrer la relation mère-fille d’une mise en scène artificielle ou d’un effet dramatique.

Le vaste corpus de Belle de jour III est présenté avec compétence et finesse par la commissaire de l’exposition, la critique d’art et historienne émergente Zoë Tousignant. Fille d’une traductrice reconnue et d’un peintre plasticien, Tousignant a été en contact avec l’art toute sa vie, et cette familiarité, jointe à son bagage universitaire et à une grande sensibilité, donne à son analyse une pertinence particulière. C’est le cas dans ce dialogue fécond entre Portolese et Notman, qu’elle participe à rendre à la fois provocateur et formidablement invitant, tout en apportant un éclairage opportun sur leurs corpus respectifs.

Marisa Portolese construit ses portraits avec un soin et une expertise presque cinématographiques, mais ses sujets sont farouchement iconoclastes et entièrement eux-mêmes. Elle nous donne à voir bien plus que ce qu’elle nous montre. Notre regard est pris au piège dans un filet d’idées reçues, qu’elle s’emploie aussitôt à détacher de leurs contextes respectifs, pour nous inviter à un second regard, plus approfondi. Durant cet examen, ses sujets féminins conservent leur individualité, triomphant de notre regard ; la chorégraphie savante et subtile de l’artiste se dérobe à la classification qui permet l’objectification.

On retrouve ici la figure du chiasme (terme latin issu du grec χίασμα, « croisement », dérivé du mot χιάζω, chiázō, « formant la lettre X »), au sens où le philosophe Emmanuel Lévinas l’entendait, celui d’un croisement ou d’un entrelacement. Les lignes de pensées photographiques de Portolese et de Notman se rencontrent au cœur du chiasme, dans le temps et au-delà, révélant sur divers plans de multiples points de divergence et de convergence. Cependant, du moins dans l’histoire de la photographie, ce qui aurait pu être et ce qui a été se rejoignent en un point unique, qui est toujours le présent. Et, en effet, comme l’a dit le poète, le temps, chez Portolese, est celui d’un éternel présent. Voici la vérité de la vision ancrée dans l’essence intemporelle d’un véritable dialogue éthique.

Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Exposition organisée par Zoë Tousignant, et présentée du 29 février au 8 avril 2016.
2 Loren Lerner, « William Notman’s Portrait Photographs of the Wealthy English-speaking Girls of Montreal: Representations of Informal Female Education in Relation to John Ruskin’s ‘Of Queens’ Gardens” and Writings by and for Canadians from the 1850s to 1890s », Historical Studies in Education, automne 2009.

Marisa Portolese est née à Montréal (Québec). Elle est professeure associée au Département de photographie de l’Université Concordia, où elle a obtenu sa maîtrise en art en 2001. Les nombreux projets photographi­­ques qu’elle a réalisés depuis ont été salués par la critique. Le portrait, la représentation des femmes, l’autobiographie et le sujet dans le paysage sont des thèmes majeurs récurrents dans son œuvre. Elle a voyagé et exposé à maintes occasions au Canada, en Europe et aux États-Unis. Elle a également publié deux monographies : Un chevreuil à la fenêtre de ma chambre (2003) et Antonia’s Garden (2012). Elle est représentée par la Galerie Lilian Rodriguez.
marisaportolese.com

James D. Campbell, auteur et commissaire installé à Montréal, écrit sur la peinture et la photographie.

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