Jessica Eaton, La couleur est un verbe – James D. Campbell

[Hiver 2017]

Par James D. Campbell

Depuis quelque temps déjà, Jessica Eaton, étoile montante de la photographie, explore la notion de « couleur en tant que verbe », et ce, avec une verve, une intensité et un abandon thématique rares. Avec ses récentes séries d’oeuvres étroitement imbriquées, réunies à la Galerie Antoine Ertaskiran, à Montréal, sous le titre fort judicieux de Transmutations1, Eaton, qui était déjà reconnue comme une spécialiste de la théorie de la couleur, confirme sa connaissance phénoménale des formes que prend celle-ci dans le spectre du visible, ainsi que l’aisance avec laquelle elle sait jouer avec ses multiples variations. Elle saisit avec brio l’instant où l’effet visuel est le plus prononcé, et la vivacité de la gamme chromatique dans son travail connaît peu d’équivalents ou d’antécédents. Son degré d’invention formelle est remarquable et le résultat, grisant.

Munie de son appareil grand format, Eaton s’est mise en quête de nouvelles révélations sur la couleur, élaborant ainsi une oeuvre unique et envoûtante. Sans avoir recours au moindre artifice numérique, cette artiste d’une ingéniosité remarquable interroge le médium même de la photographie, déconstruisant ses principes et sa structure, et ramenant de la marge, où on les avait autrefois complaisamment reléguées, des possibilités jusqu’ici inexploitées.

Dans sa récente exposition à la Galerie Antoine Ertaskiran, Eaton proposait une sélection captivante d’oeuvres tirées de trois nouvelles séries témoignant chacune de sa propre démarche redoutablement heuristique. La méthodologie d’Eaton, qui procède par tâtonnements, est intrinsèquement expérientielle et intuitive. La première série, Pictures for Women, rend un hommage émouvant et hypnotique à des femmes artistes au moyen de dispositifs cinétiques et de techniques photographiques expérimentales particulières à Eaton. Les images de la série Revolutions sont également mises en scène sur un mode cinétique devant un fond noir : les couleurs émergent de motifs de gammes des gris affinés par la photographe grâce à son procédé de séparation des couleurs. Enfin, Transition reprend brillamment le principe de sa série Cubes for Albers and LeWitt (cfaal) en faisant de nouveau appel à la synthèse additive des couleurs et à des expositions multiples décalées afin de produire des figures géométriques encore plus complexes, éclatantes et saturées.

Le point fort de l’exposition était la sélection tirée de la remarquable série Pictures for Women. Eaton sélectionne ici le punctum d’une oeuvre d’une artiste qui lui parle tout particulièrement et, au gré de manoeuvres techniques des plus exigeantes, elle en distille en quelque sorte l’essence chromatique. Son alambic est l’appareil photo lui-même qui, par diverses boucles et détours, entraîne les images dans une suite d’allers-retours entre la photographie et la peinture. Examinons par exemple Georgia 01 (Georgia O’Keefe, Pelvis Series – Red with Yellow, 1945) (2016), où le disque jaune central, pareil à du pollen d’abeille, âcre, apparemment friable comme du pigment, semble s’élever au-dessus de l’image en une fascinante et impalpable excroissance – et ce, malgré le fait que la surface soit plane. Mais l’est-elle vraiment ? Eaton nous amène à interroger à la fois la surface et le support, dans une tentative de comprendre ce que nous voyons vraiment : c’est l’un des attraits de son œuvre, et cela explique en partie pourquoi ses photographies nous habitent longtemps.

Ces images, qui rendraient perplexe un ophtalmologue et feraient saliver un peintre plasticien, ont de quoi déconcerter un photographe conventionnel. L’artiste explore les définitions restrictives, les détails insaisissables et les profondeurs latentes de la vision de fond en comble et de haut en bas.

Inspirée par des artistes reconnues comme Helen Frankenthaler, Sonia Delaunay, Tomma Abts et Hilma af Klint, elle compose un éblouissant hommage à leur travail, qui célèbre en même temps l’abstraction elle-même. Ainsi l’œuvre d’Hilma af Klint, Svanen (Le cygne, 1917, une peinture abstraite qui n’a jamais été exposée de son vivant) est remarquablement proche en esprit des photographies de cette série, mais son approche se situe à des années-lumière du monde familier de la peinture. En même temps, en tant que critique dans le domaine de la peinture d’avant-garde depuis maintenant presque quarante ans, je me rappelle combien il y aurait encore à dire sur la peinture depuis l’univers de la photographie argentique, du moins si l’on possède l’enviable virtuosité technique et l’imagination débridée d’une Jessica Eaton.

Les œuvres des séries Revolutions et Transitions (2016, épreuves pigmentaires, sauf Revolutions 20, épreuve à la gélatine d’argent2) nous renvoient à la proposition de Marcel Duchamp qui, en 1935, faisait paraître ses Rotoreliefs, une série de six disques imprimés des deux côtés, conçus pour tourner sur une platine à 40-60 tr/min. (On avait pu voir une version antérieure de ces disques en mouvement dans le court métrage de Duchamp et Man Ray, Anémic Cinéma). Fruits d’un intérêt de longue date chez Duchamp pour les illusions d’optique et l’art mécanique, ces disques sont d’envoûtants précurseurs des photographies tout aussi hypnotiques d’Eaton.

Comme ces « rotoreliefs » bidimensionnels, qui créent une illusion de profondeur lorsqu’ils tournent à la bonne vitesse, les images pourtant statiques d’Eaton entraînent notre regard dans une sorte de tourbillon, vers une autre dimension paradoxale. Mais la photographe s’abstient d’utiliser ou de reproduire les procédés souvent étourdissants de l’Op Art, et nous épargne tout sentiment de déjà-vu. Son travail n’aliène ni ne perturbe le spectateur, mais lui laisse plutôt l’arrière-goût palpable et sensuel d’un élixir coloré et capiteux. En fait, ces œuvres nous rappellent non seulement les expériences inusitées de Duchamp, mais également les lamelles de microscope du xixe siècle, qui ont ouvert de nouveaux mondes naturels insoupçonnés de la même manière qu’Eaton voyage aujourd’hui dans une fascinante géographie du visible, à la fois voluptueuse et imprévisible. Elle cartographie la terra incognita encore inexplorée de l’univers chromatique. On pourrait ajouter (comme le faisaient autrefois les cartographes médiévaux pour indiquer un territoire inconnu sur leurs cartes) : « Ici se trouvent des dragons. »

En s’efforçant de déconstruire la couleur et de découvrir ce qui la sous-tend, Eaton se retrouve à célébrer celle-ci sous toutes ses formes. La méthode de cette talentueuse prestidigitatrice et illusionniste dans l’âme est presque entièrement scientifique dans son approche, mais son but, semble-t-il, est religieux. Peu de photographes sont à la fois des hédonistes assumés et des chercheurs scientifiques acharnés. Cette exposition nous rappelle pourquoi Eaton est considérée comme la doyenne de la théorie de la couleur et une experte en extase perceptuelle de premier ordre.

Comme Lorna Bauer, une autre exploratrice qui garde son appareil argentique à portée de la main, Eaton fait preuve à la fois d’une virtuosité technique impressionnante et d’un désir inextinguible de montrer que ce qui apparaît devant l’objectif est non pas le monde que nous connaissons, mais un ensemble de mondes possibles qui restent à envisager.
Traduit par Emmanuelle Bouet.

1 Exposition présentée du 21 septembre au 29 octobre 2016.
2 C’est une épreuve pigmentaire qui a été exposée ici, et non une épreuve à la gélatine d’argent, mais je défie la plupart des visiteurs de voir la différence.

James D. Campbell, auteur et commissaire installé à Montréal, écrit sur la peinture et la photographie.

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