Loin des yeux, près du coeur – Hélène Denoncourt

[Été 1990]


par Hélène Denoncourt

Ils descendent des gars de bois, qui eux-mêmes descendent des premiers colons. Ces derniers voyageaient en bateau, ou paraît-il en chasse-galerie. Leurs contemporains, quant à eux, voyagent en 748 ou en twin-otter.

Les gars du nord, comme on les appelle, sont des gars de métier, des pilotes de brousse, mais surtout des gars de la construction. Comme leurs aïeux, leurs vies sont faites de voyages, d’exils, d’aller-retours.

Ils passent peut-être deux, trois mois au sud, dans leurs bungalows. Lorsqu’ils sont loin, ils passent deux, trois mois au même endroit. Ils promènent leurs sacs de hockey usés de l’Abitibi à la baie James, en passant par l’Hudson et l’Ungava. Ils dégomment parfois vers le Yukon, font une saucette en Alaska et se retrouvent dans le désert du Nevada. Ils aiment cette vie parce qu’ils s’y sentent libres, pourtant ils travaillent presque toujours.

Ils ont travaillé sur des barrages du nord, des autoroutes algériennes, des arénas inuits et des plates-formes en pleine mer. Ni aventuriers, ni voyageurs, ils sont les vagabonds de nos grands espaces. Nous n’avons pas de tradition maritime, mais nous les avons, eux.

Ils sont mal rasés et portent encore la chemise à carreaux, qui s’ouvre dorénavant sur un T-shirt heavy-métal. Ils n’ont pas besoin de vêtements Kanuk pour braver le froid et leurs tatouages se situent entre la femme tout nu et le pylône électrique. Comme pour tout le monde, leurs aller-retours servent principalement à raconter des histoires.

Certains ont vu des extra-terrestres photographier des caribous, d’autres se sont baignés dans l’Hudson au mois d’avril. Au temps béni de la baie James, alors qu’on coulait le barrage, certains pariaient des fortunes sur celui qui le traverserait pacté, sans tomber dans la coulée de ciment. On dit depuis que les fissures sont causées par des canettes de bière vides !

Va pour les histoires qu’ils racontent en groupe. Seuls, c’est différent. Ils ont parfois été témoins de déversements douteux dans l’Arctique, de visites éclair de politiciens. Ils font des critiques savantes de la convention de la baie James et des prédictions étonnantes sur l’avenir écologique du Nord.

Ils sont partout, ils connaissent tout le monde. Ils savent toujours où Pierre, Jean, Jacques est rendu, ce qu’il a dit, ce qu’il a fait. Ce sont des mémères déguisées en gars de la construction, mais comme ils font très virils, personne ne se méfie d’eux.

Comme toute fraternité, ils ont des règles. Ils idolâtrent le cuisinier du chantier s’il est talentueux et le torturent mentalement s’il est mauvais. Il y a un chef-scout dans chaque dortoir et les ronfleurs dorment ensemble. Ils écoutent le hockey en groupe et ceux qui se sauvent sont des « tapettes ». Jamais on n’interrompt un aîné, on l’écoute la bouche ouverte parler pour la centième fois des dernier igloos, des premières réserves, de l’arrivée des chainsaw, des accidents de travail, et évidemment… des femmes !

De ces femmes autochtones surtout, à la peau cuivrée, aux yeux vifs, à qui, annoncent-ils fièrement, ils ont fait des petits. Curieusement, les petits en question, ils ne savent jamais où ils sont, si ce n’est qu’ils sont des vingtaines dispersés jusqu’au pôle Nord. Parfois, la présence d’un jeune Inuk aux yeux bleus attise une lueur interrogative dans leurs yeux.

Ah ! Ces Indiennes et ces Inuits ne pensent qu’à ça, proclament-ils d’un ton défaitiste. Ils n’ont pas mis le pied dans un village qu’elles sont des dizaines à leur faire la cour. Véritables groupies, elles frappent à leur fenêtre en pleine nuit. Pas besoin de parler leur langue pour savoir ce qu’elles veulent.

C’est qu’elles leur trouvent du charme, à ces mal rasés. Enfin, le charme de l’exotisme, celui du prince charmant venu du sud qui les sortira de leur village pour les initier à la vie d’en bas, celle qu’on voit à la télévision. Ces filles offrent simplement la seule chose susceptible de leur ouvrir une porte. Elles réalisent rarement qu’elles servent de troc à leurs frères contre une caisse de bière et de sideline agréable aux beaux ténébreux…

Parlant de femmes, rares sont les célibataires chez ces vagabonds pour la vie. Ils aiment trop savoir qu’une femme (officielle celle-là) les attend à la maison. C’est rassurant, ça fait chaud au coeur comme ils disent. Ça leur confère surtout un statut respectable dont ils semblent avoir besoin, celui très noble de soutien de famille : « On est des sauvages. Au sud on étouffe. C’est pour ça qu’on est ici à l’air libre au frette du Nord. Quand on est tanné on change de boss, de job, d’air. Next. »

Les meubles sont sauvés, ils ont une bonne raison pour « bummer » : la famille à nourrir.

Leurs femmes, quant à elles, sont sédentaires ; dans leur cas, famille oblige. Parfois, elles s’ennuient, trouvent dur d’élever des enfants seules, elles parlent de travail à l’extérieur ou pire, de divorce. C’est alors la déprime, la honte. On s’empresse de remonter au nord, on poste des gros chèques et des petits mots d’amour.

Mais l’angoisse, la vraie, c’est la retraite, l’aller sans retour, la vie de famille à temps complet. Finie l’Halloween, on ne peut plus, au gré des vents, se transformer en célibataire contemplatif, en tombeur macho ou en bon-père-de-famille. C’est inévitable, après quelque temps leur femme se demande c’est qui le gars plate qui regarde la télé dans le salon. Les enfants devenus grands sont plus à l’aise avec le gars du dépanneur. Au loin ils étaient des héros, des espèces d’Indiana Jones de la construction, au sud dans leur salon, ils sont des pères et des maris absents. Paradoxe. Ils ne connaissent ni leur femme, ni leurs enfants, et il est clair que personne n’a envie de se connaître. Pour l’un comme pour l’autre, la famille n’était qu’une mesure de protection. D’un côté, la vie de monoparentale sans le statut, sans la pauvreté, de l’autre, la vie de robine avec statut reconnu.

Pourtant, avant la retraite, lorsqu’au Nord ils parlent de leur femme et de leurs enfants, ce n’est jamais sans émotion. Leurs voix s’éteignent, leurs yeux se mouillent. Us sont sincères, ils les aiment, mais de loin…

Souvent à la cantine, ils portent un « toast » à la misère du Nord en faisant les vœux secrets de garder la même femme, d’avoir de nombreux enfants et d’inventer des jokes qui feront le tour de la province. Mais surtout, j’en suis sûre, d’être un jour les seuls hommes d’un NO MAN’S LAND.