[Troisième prix] Robert Fréchette « Sugar bear » et Alain Gerbier « Lacona » – Alain Gerbier, Si l’avis vous intéresse

[Hiver 1990]

Robert Fréchette a toujours eu des objectifs précis. Il a commencé par la BD pour exprimer ses préoccupations sociales. Mais, un jour, il a trouvé le cadre trop étroit, alors il est passé à la photo où, depuis quinze ans (tant pis pour le calembour), « ça clique avec bonheur ».

Alain Gerbier a toujours eu des objectifs interchangeables. Il rédige, il sculpte, il installe le chauffage, il fait des meubles. Bref, il écrit du coin de l’œil avec un grand angle.

Ils ont en commun d’avoir couvert la crise amérindienne au jour le jour, à la nuit la nuit. Circonstance étonnante : ils n’aiment pas trop les concours. Surtout les concours de circonstances. De peur peut-être d’avoir à en payer le prix.

par Alain Gerbier (alias Lacona)

Pour Lise, l’été indien a été une tragédie. Non pas parce que le caporal Lemay est tombé de son arbre de l’autre côté de la route 344 mais bien parce que le cœur de Sasha n’a pas résisté au stress provoqué par le bruit des tirs de grenades lacrymogènes et d’armes automatiques, lors de l’assaut de la Sûreté du Québec contre la barricade mohawk le 11 juillet dernier.

« Sasha était le plus intelligent de tous. Il devinait tout. C’était un caniche beige pas très beau mais si brillant. Il était champion du Canada, des États-Unis, des Bermudes. Il avait gagné 197 concours de dressage sur 200.

Le matin de l’attaque, je prenais ma douche. Il est venu se réfugier dans la salle de bain. Il tremblait. Il avait quatorze ans. »

Lorsqu’il est décédé, les warriors qui avaient installé la barricade principale de la côte Saint-Michel juste en face de la maison de Lise, ont respecté son deuil. « Ils me saluaient et vaquaient à leurs occupations en silence après un regard triste vers la tombe de Sasha. »

La tombe? Plutôt un mausolée. Un véritable massif de fleurs surmonté d’une couronne semblable à celles que déposent les chefs d’État sur les sépultures des soldats inconnus, une tache de couleur sur la pelouse comme un oeillet à la boutonnière. Au-dessus du tout, une plaque du même métal que celle que l’on remet au travailleur méritant, au collègue poussé vers la retraite ou au touriste soucieux d’attester de sa présence éphémère dans un lieu béni.

Ce sont les warriors qui ont creusé sa tombe, qui ont apporté et placé les pierres qui entourent la fosse. « Ils l’appelaient Tsatsa, se souvient Lise à travers ses larmes. Il y a des gens du village qui montaient pour voir la tombe car ils croyaient que c’était le ministre Ciaccia qui était mort… Avant d’enterrer Sasha, les Indiens lui ont défoncé la tête de peur qu’il ne revienne. Ils craignaient qu’il n’ait pas été tout à fait mort. »

Pour se consoler, il reste bien à Lise ses trois caniches : Mandy, la veuve de Sasha, et Angie et Mitsy, les filles du disparu.

C’est Mitsy qui a, le 11 juillet, passé à la barbe de la SQ, le film contenant les premières photos publiées dans le Ottawa Citizen. « Elle avait le rouleau dans la gueule et marchait fièrement entre les policiers sanglés dans leurs gilets pare-balles. »

Lise n’aimera pas d’autre chien que Sasha même si elle exhale l’amour, dégouline d’amour pour ceux qui l’entourent. Ce n’est pas de l’amour sur le registre peace and love des baba cools mangeurs de chili végétarien du camp de la paix, ni sur le ton bourru et viril panaché de tendresse de « Pono » le photographe marchant sous les grands sapins noirs en tenant le major John-Paul MacDonald par le cou.

N’allez pas croire que l’on est loin du conflit qui a l’été durant opposé deux nations. Bien sûr le caractère surréaliste de la plupart des situations a parfois laissé l’impression qu’il s’agissait d’un rêve. En fait le clip a été relativement mal exploité. Kashtin aurait pu tourner Tshinonu sur fond de barrages de la SQ illuminés par les gyrophares. Mitsou aurait pu chanter « Bye bye mon warrior » depuis la terrasse de son grond-père, à deux pas du Treatment Centre. En fait, seuls Claude Ryan, Normand Lester et Jesse Jackson ont compris le formidable support que constituait la guerre médiatique de l’été. Le premier s’est montré au coin du champ clos pour faire l’apologie de l’armée. Un peu de regret dans la voix. Sans doute celui de ne pas avoir vu la question réglée comme au moyen âge « jugement de Dieu » (une option qui aurait rejoint la pratique amérindienne de la « guerre symbolique »). Le second est monté au créneau médiatique, « en première ligne » (ce sont ses propres termes), au bas de la côte, sous le feu de… la rampe, risquant à tout moment de n’être plus qu’un trou de balle. Quant au troisième, il n’a pas pu se hisser sur un podium pour crier par dessus les barbelés ich bin ein warrior.

Curieux tout de même que les télévisions n’aient pas songé à déplacer leurs shows d’été derrière la barricade. Les meubles de patio y étaient déjà.

De cette étape de la lutte d’affirmation nationale des Mohawks, resteront quelques images hors champ, des odeurs, des bruits.

Cela va du souvenir de Mad Jap devant un gâteau orné de Welcome home warriors à son retour à Kahnawake, à celui de Sugar Bear « bronzant » sur la première dune-barricade sous le soleil halogène de minuit au sommet de la côte Saint-Michel, en passant par celui des soldats et des warriors tirant fusée éclairante sur fusée éclairante dans le rang Sainte-Germaine. Benson et Hedges ne devraient pas manquer le coche la prochaine fois.

Ce sont aussi des souvenirs de « vacances », durant lesquelles il a été impossible de ne pas avoir un policier ou un militaire comme un caca de mouche dans le coin de la photo. Dans le rang du Milieu, à Kanesatake, ils étaient aussi nombreux que les estivants sur la plage de Jean Doré.

Ce sont les réminiscences de marches forcées, en bordure du lac, sous le déluge, ou dans les arrière-cours piégées des villas, lors de tentatives d’entrées clandestines en « commando », équipés d’un « crayon de bois » et d’un 35 mm, dans le dernier réduit, pour couper court à la désinformation militaire. Celles du petit matin où Robert Fréchette a juste eu le temps de rouler son sac de couchage, pour laisser passer les chenilles des blindés du 22ième, dans leur ultime assaut, ou du « grand soir » où Alanis O’Bomsawin, morte d’inquiétude, est entrée dans le TC, en sachant que ce serait le dernier périmètre. Cela contraste avec l’attitude béate des vacanciers, filant toutes voiles déployées, sur le lac en contrebas.

Remontent encore pêle-mêle en mémoire, les accostages brutaux de la GRC la nuit sur le lac Saint-Louis, la poursuite en hors-bord du Mohawk Wayne Rice à l’entrée de Sainte-Anne de Bellevue par la SQ, fusils en joue, l’omniprésence d’Horacio Paone ou de Steve Hauser dans le champ des photographes, que leur équipement lourd a immortalisés sous le vocable de « club des 300 mm », le désarroi des militaires surpris au matin dans l’île Saint-Nicholas, celui des enfants amérindiens au ventre creux devant les barres de chocolat que les soldats accrochaient dans les barbelés…

Il y a des odeurs comme celles du gaz lacrymogène et de la poutine à Chateauguay. Il y a des sons aussi. Le bruit lourd des pales d’hélicoptère. Celui du vent dans les pins qui, me suis-je dit plusieurs nuits, doit être à peu près le même dans la tête du maire Ouellette.

Il y a les illusions perdues, la déception d’avoir manqué la sortie des warriors pour ne pas avoir répondu correctement au quiz des barrages de la SQ : « Môssieur, quelle est votre date de naissance? Non, ce n’est pas ça. On recommence tout ; ouvrez votre coffre », les films confisqués par la police ou conservés dans le frigo des warriors à Kahnawake.

Il y a surtout cette intuition que la vie de tous les jours est un filigrane de l’Histoire ou l’inverse.

Cet été aura bien été celui de la septième génération. Et il ne s’agit surtout pas d’une génération spontanée.