L’épaule à la roue!

[Automne 1993]

par Robert Legendre

Cela fait maintenant plus d’un an que Marcel Blouin, Serge Clément et moi-même assumons la gouverne de la revue CV photo, et ce, en accord avec les vues et les prises de positions du conseil d’administration des Productions Ciel Variable, éditeur du magazine. Avec l’édition du numéro 20, en septembre 1992, le format de la revue a été modifié et son contenu définitivement orienté vers la photographie contemporaine.

Depuis, les abonnements et les ventes en kiosque progressent (merci). Il faut dire que nous portons un intérêt particulier à cette facette de nos activités puisque c’est là le seul indicateur fiable par lequel nous pouvons constater le bien-fondé des modifications que nous avons entreprises pour donner à la revue un nouvel élan.

La bilinguisation de CV photo fait partie d’un second groupe de transformations que nous entreprenons. Nous voulons, par ce geste, augmenter la visibilité du travail des photographes que nous diffusons et accroître leur notoriété auprès de tous les publics. L’addition d’une deuxième langue de diffusion nous permettra d’atteindre un plus grand nombre de lecteurs, amateurs de belle et de bonne photographie.

Il nous est plus facile, actuellement, de citer les noms de photographes américains ou européens ainsi que les titres et les sujets de plusieurs de leurs œuvres que de poser le même geste pour des photographes d’ici. Ne voyez pas, dans cette affirmation, une vision des choses teintée de chauvinisme. Vous n’avez qu’à parcourir des yeux les présentoirs d’imprimés d’un kiosque ou l’étalage d’un libraire, et vous vous ferez une idée particulièrement précise de ce que signifie l’expression à la mode «mondialisation des marchés». Dans le domaine de l’édition, on a plutôt affaire à une invasion en douceur, mais tout de même à une invasion, aussi bien en français qu’en anglais. J’évite, ici, d’aborder le problème du dumping des produits invendus, pratiqué par les distributeurs français et américains, qui tient plus de la gestion des déchets que de la mise en marché.

Force nous est de constater que la majorité des publications diffusant la photographie, quel que soit le champ de pratique privilégié, sont publiées à l’étranger et que les éditeurs de ces revues diffusent, comme il se doit, les œuvres des artistes de leur propre pays. Alors là, adieu à la majorité des photographes d’ici et à une quelconque reconnaissance dans leur propre pays. À la rigueur, quelques-uns atteindront peut-être une certaine renommée locale ou régionale. Geneviève Cadieux et quelques autres sont des exceptions et, de ce fait, confirment la règle. Qu’on le veuille ou non, cette imposition de l’étranger, nourricière et vivifiante par moments, fait, à la longue, «petit pain» et crée une dépendance-une aliénation culturelle, intellectuelle et artistique -, et ce, naturellement, aussi bien en français qu’en anglais. La solution n’est pas d’interdire nos marchés aux autres, mais de nous assurer que tous observent les mêmes règles du jeu. Nous devons aussi occuper ces marchés au moyen de matériel d’une qualité égale ou supérieure (souhaitons-le) à celui qu’on nous balance négligemment par-dessus l’épaule. Cette entreprise «biculturelle» et non politique, dois-je le dire, se veut cependant modeste et directement reliée à notre pouvoir d’achat. Dans ce premier numéro bilingue, nous ajoutons aux articles originaux de chacun des portfolios présentés, un résumé dans l’autre langue. Dans un proche avenir, nous espérons offrir la traduction intégrale des textes publiés dans une langue comme dans l’autre (avis aux acheteurs d’espaces publicitaires). Outre les résumés d’articles et l’information usuelle, nous traduisons intégralement l’éditorial. Notre but est de proposer à deux catégories distinctes de lecteurs la possibilité d’apprécier, en plus des images présentées, le discours qu’elles génèrent. Ce sont là des débuts timides, mais qui, je l’espère, satisferont les lecteurs et les artistes.

En plus de faire connaître et reconnaître nos photographes dans tout le pays, nous croyons que, bilingue, CV photo sera plus facilement exportable et rejoindra plus efficacement certains amateurs de photographie aux États-Unis et en Europe (nous tâcherons d’éviter le dumping).

La qualité de reproduction de la revue garantit aux artistes et aux auteurs que nous diffusons un support de qualité à leurs travaux. Tous ces efforts nous permettent, d’une part, de continuer à proposer nos pages aux photographes, comme lieu de diffusion et comme solution de rechange aux cimaises des salles d’exposition. Nous cherchons le moyen d’assortir à cela un cachet analogue à celui offert par certaines galeries d’art et centres de diffusion autogérés. Toutefois, nous devrons innover, car la chose n’est pas acquise. La qualité de reproduction de la revue nous permet aussi d’offrir aux photographes un champ particulier de création rejoignant celui des «livres d’artistes» et des installations.

Dans ce vingt-quatrième numéro de CV photo, on retrouve, comme d’habitude, trois portfolios. Nous débutons avec les images de Benoît Aquin, photographe documentaliste qui, à travers son œuvre, propose une vision du monde et des gens profondément humaine, intime et attentive. Les prétentions à l’objectivité, souvent dominantes dans ce genre photographique, y sont résolument absentes. Pas de voyeurisme, pas de sensationnalisme, mais des faits, uniquement des faits, toujours inscrits dans leur contexte. Aquin raconte les gens et les lieux qui, eux, créent l’anecdote, l’incident ou l’événement. Ce portfolio est accompagné d’un texte convaincu et convaincant de Pierre Dessureault, conservateur adjoint au Musée canadien de la photographie contemporaine. Celui-ci est visiblement acquis à la démarche de Benoît Aquin qui suscite, chez lui, un questionnement sur la relation entre le «geste documentaire» et le «geste créateur» en photographie, donc en art. Pierre Dessureault connaît le travail du photographe depuis longtemps, le situe et l’explique simplement en nous précisant son origine.

Vient ensuite le portfolio de France Choinière, qui est aussi l’auteure de l’image de la page couverture. Cette artiste utilise la photographie comme «support à son expression». Elle y développe un univers particulier, un langage à la fois séducteur et intrigant. «Le retour du refoulé», aurait dit René Payant. Oui, des artistes font cela. Et Choinière le fait très bien, avec générosité et surtout avec passion. L’œuvre est empreinte de finesse et de subtilité parce que ce travail articulé interpelle nos rêves et notre ego. Un texte de Paul Breton accompagne ce portfolio. L’auteur et l’artiste sont de vieux complices. Cela explique la teneur et le ton du discours de Paul Breton ainsi que sa connaissance de la démarche de France Choinière et l’explication qu’il donne de son œuvre.

Le numéro se termine avec le portfolio de la photographe torontoise April Hickox. Ce document tient plus de l’œuvre en soi que de la réunion habituelle de plusieurs œuvres dans un même corpus. Le «dialogue» entre les images ici associées nourrit directement notre imaginaire. Une réflexion s’amorce grâce aux composantes des couples picturaux, de ces paires d’images entre elles, de l’unicité et du contenu de chacune des images, enfin de l’ordre de présentation choisi pour la publication dans la revue CV photo.

Ce dernier travail est accompagné de deux courts textes écrits par Kate McCormick et par Denis Lessard. Dans un premier temps, Lessard analyse le processus de travail de l’artiste et nous dévoi le des codes essentiels à la compréhension de l’œuvre présentée dans nos pages. Kate McCormick, quant à elle, cerne les préoccupations premières de l’artiste, celles qui l’ont menée à cette orientation particulière de son travail et à sa production photographique actuelle. Ce dernier texte montre clairement les principaux momentums socioculturels des années 1960 et 1970 qui ont suscité l’émergence d’un discours féministe (ou d’émancipation selon le point de vue) dans le domaine artistique contemporain. Donc, deux textes abordant de façon différente une même démarche, une même artiste et un même groupe d’œuvres.

Les travaux de ces trois photographes sont aussi présentés dans des expositions organisées dans le cadre du Mois de la Photo à Montréal, l’unique biennale de photographie au Canada, qui se déroule du 7 septembre au 10 octobre 1993.