Louis Lussier – Manon Gosselin, Louis Lussier : Quand la ville dort

[Printemps 1994]

par Manon Gosselin

Cela ne remonte pas jusqu’à ma bouche et mes lèvres. Cela ressuscite. La plus humble des créations ne dialogue qu’avec les métamorphoses qu’elle attire dans son propre mystère. Plus loin que la révolte. Plus loin que la réconciliation.
⎯ Jean-Luc Godard, 1987, Soigne ta droite

… et dans son ombre, ne le quittant pas d’une semelle, «I didn’t touch him. I didn’t go very near him. He would be as cold as ice and as stiff as a board ».
⎯ Chandler

Dans son ombre, je continuai à regarder la lune qui se dédoublait.
on dépeçait les gens
on leur arrachait les yeux
on leur coupait les oreilles
victime d’une guerre
1991

D’abord témoin. Justement là, dans cet état dramatique, se condense la présence de l’appareil photographique, de cet œil mécanique, œil persuasif et supplémentaire qui retient, toujours à distance, des résidus d’expériences à être fixés par la lumière. Témoin toujours, mais témoin de quoi et témoin comment. Repensons à ces deux moments du film Persona (1966) d’Ingmar Bergman : tantôt l’enfant caresse la très grande projection photographique de sa mère — tantôt la mère couvre sa bouche de sa main en regardant les nouvelles télévisées qui montrent un homme s’immolant sur une place publique. Fantasme et document. Deux arrêts visuels qui deviennent des souvenirs écrans lorsqu’on rappelle le film à travers eux.

Les photographies de Louis Lussier, Testimonial Fabuleux (1991-…), sont d’abord somptueuses. Il y a une dépense presque maniaque pour faire l’épreuve des dispositions à la beauté réservées au tiers photographique. Ce sont de grandes photographies, quoiqu’aucune d’elles n’atteigne des dimensions publicitaires. Le format 128 x 173 cm rappellerait plutôt la position de l’homme vitruvien, debout, pieds écartés, les bras tendus, ouverts, en croix. La persistance de ce format, qu’il soit à la verticale ou à l’horizontale (N°2 et N°6), nous amène à l’envisager comme autre chose qu’un expédient technique. En lui, probablement, se réalise un postulat humaniste, brouillé et irradiant : une hésitation politique qui serait, au même moment, troublée par une impossibilité à ne pas représenter la croyance en l’individu, en dépit de l’impuissance, de la chute, du retrait, de la réserve.

Souvenir témoin, souvenir écran. Il y a des deux. « Lussier’s photographic texts resist our attempts to definitively untie them ; they frustrate our desire to decipher them through taxonomy, with finality. This is their great strength. For these phantasmatic images celebrate openness above all and preserve their aura of mystery at all costs »1. Et pour justement voir le prix affiché, il faut s’accorder le luxe exubérant d’être marqué, à plusieurs reprises et n’importe comment, par le déséquilibre d’une économie chaotique, celle-là même qui encourage les investissements multiples et les reprises.

Le décor est neutre, sinon sordide (Testimonial Fabuleux N° 2). L’horizontalité est accentuée (173 x 128 cm). Un rideau souillé, une transparence psychotique, une montagne renversée, une toile de fond. Sur la droite, à l’avant-plan, une forme masculine reconnue à la largeur du bras fait obstacle à la toile, au fond, à la montagne renversée. Cette silhouette noire, tronquée, frontale, serre quelque chose dans sa main refermée. Si c’était une arme à feu, une carabine, le rideau serait souillé, si c’était un appareil-photo, la montagne renversée serait alors plus prégnante et un autre sens prendrait encore. Fantasme et document. Comment l’écran est-il là et comment, pour reprendre la réflexion de Serge Daney, comment voir l’écran autrement que « comme le fond d’une poêle Tefal (en verre), propre à saisir (culinairement s’entend) […]»2 le réel derrière qui s’y trouve ?

La transparence est limitée, empêchée. Le fantasme fait écran au document, il brouille la piste de la prise, le ça a été de Barthes. Tout ne se donne pas tout d’un coup comme un oracle. Ça a encore été, mais, à plus d’un moment, le photographe en témoigne en multipliant les expositions sur le même négatif, projetant avec une maîtrise remarquable, son après-coup, peut-être son plan. Alors, la première empreinte en attente se voit souillée par une nouvelle, le tout travaillant pour le quasi discernable, pour l’obscurité.

J’aurais tendance à voir dans ce regroupement de Testimonial Fabuleux3 une séquence photographique plutôt qu’une série de photographies. La série ayant plus à voir avec un ordre qui serait une variation conceptuelle d’un ou de plusieurs éléments déterminants. Il y a bien sûr de la répétition, des éléments se répètent : des chaussures, des semelles, des silhouettes noires, des corps d’hommes morcelés, des corps délités, de la terre, des lunes. Cependant, ces plans photographiques semblent plutôt constituer la trame d’une action dramatique qui ne serait pas d’avance déterminée, une séquence de temps morts, de souvenirs écrans où l’anecdote narrative aurait été épuisée par le photographe pour pouvoir être reprise par nous.

Je-il. Le photographe est l’unique modèle de ses photographies. Dans l’extrait reproduit du Testimonial Fabuleux que nous avons sous les yeux, une seule photographie à expositions multiples (N° 9) affiche (ou consigne) la tête coupée en gros plan du photographe. Ce visage est troublant. Une autre (N° 8) nous le donne à voir en plan pied, chutant. Le photographe s’utilise et je ne vois pas de drame narcissique. S’il y en a un, il est encore plus terrible. D’ailleurs, Narcisse est bien mort, noyé, très tôt, par son amour pour lui-même. Ici, il s’agirait plutôt d’une suspension narcissique et l’arrêt, la chute (N° 8) serait le souvenir écran.

Le corps du photographe est un character au sens cinématographique, américain, du terme. Proche des conventions esthétiques et dramatiques du Film Noir : «[…] more a mask, a symbolic idea than a flesh-and-blood representation […] hardly move their facial muscles or their lips […]»4. S’il y a une perspective analogique à sonder entre ce genre cinématographique et ce Testimonial Fabuleux, elle mériterait une attention toute particulière, le mot citation n’ayant pas ici de pertinence exclusive pour régler et maîtriser le tout. Plus loin que le terrorisme, plus loin que le pillage.

Pas d’utopie de soi pour soi, de fouille intime et égoïste. Dans tout ce Testimonial, l’autoportrait, ces corps morcelés et délités, est impersonnel, à la limite de l’effacement.

L’œuvre n’est pas l’autoportrait. Pendant ce quasi discernable, il y a un choc et une dérivation, et c’est dans la manière dont le photographe introduit son propre corps dans l’image que l’autoreprésentation fait écran. Toujours à partir de lui les métamorphoses se font. Il se subtilise, se prend et s’invente pour objet en observant politiquement une distance inouïe. Ce qui rend encore plus troublant ce visage, reconnaissable, en gros plan, frontal, à peine voilé, lèvres serrées. Un visage contenu, condensé, tragique, légèrement dévisagé, un je-il suspendu.

1 James D. Campbell, Speculations on Louis Lussier’s Recent Work, catalogue de l’exposition Testimonial Fabuleux, Galerie Jack Shainman, New York, 1992.

2 Serge Daney, La Rampe, Cahier critique 1970-1982, Cahiers du cinéma, Gallimard, 1983, 183 p., p. 37.

3 Afin de faciliter mon propos, j’ai été contrainte de numéroter ce Testimonial Fabuleux qui ne l’était pas.

4 Foster Hirsh, The Dark Side of the Screen, A Da Capo Paperback, 1983, p. 7.

Montréalais d’origine, Louis Lussier est un autodidacte de la photographie. Depuis l’obtention d’un bac en communications de l’Université du Québec à Montréal, il se consacre entièrement à son travail photographique. Ses œuvres sont exposées régulièrement au Canada et aux États-Unis. Louis Lussier est représenté par la Jack Shainman Gallery de New-York.

Originaire de Montréal, Manon Gosselin a fait des études en arts visuels et termine actuellement une maîtrise sur l’œuvre de ]eff Koons. Elle s’est toujours intéressée à l’image et se concentre particulièrement, depuis quelques années, sur l’œuvre de Louis Lussier.