Moi, ma grand-mère, l’objet et les autres – Jennifer Couëlle

[Automne 1997]

par Jennifer Couëlle

Une manifestation dont l’objet comme le thème sont de présenter la production d’artistes jeunes, un peu moins jeunes et, surtout, encore relativement inconnus, est de celles qui occasionnent des attentes. Et si celles-ci demeurent le plus souvent imprécises quant aux particularités des œuvres réunies, elles savent se faire pressantes en regard de ce que nous nommons tendances.

Là encore, il n’est question pas tant d’un exercice de prescription que de reconnaissance. Une exposition de la relève se distingue notamment par sa propension à nous permettre d’établir des liens : elle est un lieu privilégié pour identifier l’apparition, le prolongement ou le retour de courants. Il s’agit d’une occasion qui n’a rien de banal. À fortiori, lorsqu’on considère que les consensus esthétiques, même involontaires, sont le fruit d’idéologies qui prévalent en dehors du seul champ des arts visuels. L’art, après tout, est en «continuité avec une conduite humaine fondamentale1». Lapalissade pour certains, l’idée pourtant mérite d’être réaffirmée tant le joug de l’art pour l’art est long à renverser.

Est-ce à dire que l’exposition de photographie Aspects de la relève québécoise et canadienne peut nous divulguer quelque chose sur notre conduite ? Si «notre» nous qualifie par artistes, jury et commissaire interposés, oui. Mais les attentes qu’entraînent l’annonce d’une exposition de «jeunes» artistes ne sauraient sérieusement être motivées par la possibilité de mesurer à la règle l’air du temps. Il nous est toujours permis, cependant, d’espérer en humer quelques bouffées. C’est déjà beaucoup. Suffisamment, en tout cas, pour que, devant une exposition comme celle-ci, nous soyons à l’affût de récurrences. Pour cette cinquième édition du MOIS DE LA PHOTO À MONTRÉAL, le volet de la relève récuse l’acceptation générale que l’art actuel, en mal de direction, s’aventure à tous vents. Bien qu’elle n’ait pas été conçue sous la houlette d’un étendard, l’exposition préparée par Pierre Blache réunit des productions étonnamment parentes. Dans l’ensemble introspectives, elles privilégient presque toutes la faculté de la mémoire. Et pas forcément celle qui est intrinsèque à la photographie.

Un terrain commun du souvenir, donc. Or, celui-ci n’est pas né de la volonté d’un regard extérieur rassembleur. Par un concours de circonstances, sans doute bien campées dans notre époque comme dans notre société, il s’est imposé. Parmi les neuf artistes ici réunis, Sara Angelucci, Dolores Baswick, Janieta Eyre, Mia Weinberg et Loren Williams — ni plus ni moins la «délégation féminine» de l’exposition — se démarquent par leur recours direct à la mémoire. Une mémoire qui, à l’exception de Loren Williams, est leur.

La recherche identitaire que constitue fouiller sa mémoire à soi, celle de sa famille, de son héritage culturel, traverse depuis déjà quelques années le paysage des arts visuels au Canada. Qu’on pense par exemple au travail (de photographie, de vidéo ou de film) de Sorel Cohen, de Wyn Geleynse et de Freda Guttman, ou alors à celui d’Emmanuel Galland, de Mindy Yan Miller et d’Élène Tremblay. En clair, la question d’identité comme matière première de l’art est en continuité plutôt qu’en rupture avec hier. Mais si le mode est éprouvé, les histoires que réveillent les artistes demeurent nécessairement singulières. Distinctement étranges dans le cas de Janieta Eyre. Ses mises en scène domestiques, où elle-même et son double affectent l’excentricité et sont le plus souvent prodigieusement accoutrés, rappellent les univers tout à la fois du fou du roi, d’intérieurs hollandais du XVIIe siècle, des Bonnes de Genet et d’une folie, parfois, tout près, toute «ordinaire». Le traumatisme extravagant2 de la mémoire autobiographique de cette artiste l’incite, apparemment, non pas à se ré-approprier la réalité, non plus à l’évacuer, mais à la transcender ; à rendre son passé à l’image d’une fiction invraisemblable.

Tandis que Janieta Eyre transpose sa mémoire personnelle en chimère, Sara Angelucci réhabilite la sienne en paradigme culturel. Celui de l’expérience de l’immigrant face à l’inévitable sentiment de déracinement. Recyclant une mémoire visuelle existante — des films de famille Super 8 des années soixante —, elle rassemble en une sorte de tableau votif des images fixes et une projection vidéo en boucle d’un jardin italien made in Canada. Une grand-mère y déambule et doucement disparaît en ce vert entre-deux qui à la fois lui restitue un parfum de sa terre d’origine et l’isole de son pays d’adoption. Un pareil sentiment d’appartenance à une communauté déracinée, avec comme poids additionnel l’élément de persécution relative à la diaspora juive, motive la quête de Mia Weinberg. Avec ses images grenues et parcellaires de frottages des pierres tombales de ses ancêtres, avec aussi ses projections sur tentures — notamment de la maison en Allemagne où vécut son père —, l’artiste tente de dire visuellement les strates et la nature fragmentée de son héritage émotif.

La mémoire autobiographique de Dolores Baswick cherche à se loger ni dans la fiction, ni dans une donne culturelle, mais dans le lieu ; dans la transition également d’un environnement à l’autre. Altérées pour créer des vues panoramiques enrichies d’impressions de fluidité et de progression, ses photographies de paysages documentent comme autant de métaphores identitaires les espaces géographiques qui jalonnent le parcours de ses déménagements pancanadiens. Pour sa part, Loren Williams choisit des objets désuets, trouvés ou achetés, pour incarner le souvenir. La mémoire cette fois des autres. Traces éparses de l’existence, pommes grenades, papillons, bris de vaisselle et fragments de livres sont placés dans des boîtes de bois aussi patinées que leur contenu, puis ensuite photographiés. Si l’«art mnémonique» est aujourd’hui rengaine connue, sa variante «cabinet de curiosités», où l’on collectionne et recense à l’envi, est plus que rassurante de familiarité. Cela dit, l’art ne tient-il pas à autre chose que l’unicité de mode ou de concept qui le régit ? N’est-ce pas également dans l’empreinte de l’artiste, ce terrain glissant où le discours sur l’art a peine à survivre, qu’une œuvre se définit ?

De la mémoire à l’objet
Jouissant de cadrages serrés comme d’un espace de représentation qui leur soit exclusivement voué, les objets photographiés par Loren Williams s’apparentent par ailleurs au monde des icônes. Et c’est ce rapport sacral à l’objet qui constitue un second filon de l’exposition. On le retrouve dans le travail d’Allan Edgar, dont les grandes surfaces chromatiques recèlent, le plus souvent en leur centre, un objet ou un élément unique. Chez lui, un compas, un bateau, la cime des arbres, sont souverains dans un environnement qui les flatte. À vrai dire, ces espaces cent fois fignolés rivalisent presque avec le statut des objets qui les habitent. C’est que le point de mire de la production infiniment plastique de cet artiste réside largement dans le faire, dans le grattage et la trituration de ses négatifs.

L’image se crée
La présence appuyée du processus dans la production d’Allan Edgar trouve écho dans les photographies de sites préfabriqués et singulièrement mobiles de Charles Bergeron. Le plaisir comme le sens de ses images résident avant tout dans leur capacité à trahir (pour qui veut bien regarder) l’univers de leur réalisation. Devant, par exemple, une représentation réaliste du barrage bien québécois de Manicouagan qu’on découvre être un modèle miniature érigé sur une plage de la Floride, c’est ce qui précède la prise de vue qui suscite notre réaction. C’est le mensonge de l’image, autrement dit sa fabrication, qui nous fascine. Une photographie d’un vaste paysage enneigé à l’horizon duquel s’élève des pylônes serait somme toute assez banale si ce n’était de l’écart entre son référent et son sujet réel : un cadrage rusé de petites constructions de bâtonnets plantées dans un banc de neige.

La relève bis
La participation à cette exposition de Ethan Eisenberg et de Xuân-Huy Nguyen — des photographes dont les démarches diffèrent considérablement à la fois l’une de l’autre et de celles des autres participants — répond à un aspect fondamental d’une présentation ciblée relève. En favorisant la découverte de propositions émergentes, ce genre d’entreprise permet, nous l’avons dit, de vérifier l’existence ou non de recoupements nouveaux. Ou alors, comme c’est ici le cas, elle permet de constater la continuité de certaines préoccupations. Mais de connivence avec son objet premier, une telle exposition se doit d’être libérale en ce qui concerne la nature des productions présentées. À ce titre, la présence d’un photographe documentaire et d’un artiste dont le travail commente à distance le milieu même de la photographie auquel il a à se mesurer est forcément à propos. L’un et l’autre de ces photographes se situent en marge, soit de l’ensemble de la photographie dite artistique ou alors de certaines de ses conventions, et le choix de présenter leur travail dans le contexte d’Aspects de la relève… traduit manifestement un désir de porter sur la «jeune» photographie d’auteur un regard à vol d’oiseau.

Participant de la tradition de la photographie humaniste telle qu’elle prit son essor dans les années trente, les images chercheuses d’Ethan Eisenberg racontent l’homme, sa condition, son émotion. En elles, des visages, des gestes et des décors, ici juifs, là palestiniens, deviennent témoins des effets, non plus de la guerre, mais des compromis et retranchements nés d’une promesse de paix. De la bande de Gaza à Jérusalem, en passant par les colonies juives, les photographies d’Ethan Eisenberg font défiler contrastes, paradoxes et incertitudes, de même que cette fragile certitude nommée volonté.

Animées d’un tout autre esprit, les œuvres de Xuân-Huy Nguyen ne cherchent pas ; elles proclament ! Ses lumineuses compositions multicolores de babioles, de jouets et de poupées bon marché deviennent des souks «contaminants» pour la photographie consacrée. Misant sur l’ironie de l’esthétique de la pacotille pour alléger son propos, Xuân-Huy Nguyen non seulement revendique son droit à la différence, mais cite et brave ceux en qui il ne se reconnaît pas : les Raymonde April, Louis Lussier, Gabor Szilazi et autres représentants du main stream de la photographie québécoise, qualifiée par l’artiste de fade, de fermée et de lointaine. On retrouve la signature des «bafoués» parmi les bricoles : servant de robe à une Barbie, piquée sur les ventres dodus de bébés en caoutchouc… Le milieu de la photographie d’auteur au Québec est-il à ce point étriqué qu’il faille mettre en cause les uns pour s’y tailler une place ? Ou est-ce la voix de la relève qui prend là son plein sens?

1 Jean-Marie Schaeffer, «Esthétique, le retour», un entretien réalisé par Camille Saint-Jacques dans Le Journal des Expositions, no 44, Colombes (France), avril 1997.

2 L’artiste raconte qu’elle est née rattachée par la tête à sa sœur jumelle, laquelle est décédée à l’âge de trois mois des suites de l’intervention chirurgicale qui les a séparées.

Jennifer Couëlle vit et travaille à Montréal. Critique d’art et journaliste, elle publie régulièrement des écrits dur l’art depuis 1989. On peut la lire entre autres dans les revues Parachute, CVphoto et Art Press ainsi que dans le quotidien Le Devoir.