Sandra Haar, Lynne Marsh, Sexe-limite – Jennifer Couëlle

[Hiver 1998-1999]

La Centrale, Montréal
Du 3 octobre au 8 novembre 1998

Si la vaste question de la représentation de la sexualité féminine mérite encore et toujours qu’on s’y attarde, tant elle influe sur notre dialogue avec la vie (chez le « beau » sexe comme chez le sexe « fort »), il lui arrive assez souvent de se perdre dans sa vastitude. Du moins lorsque c’est l’art qui l’interroge. Le paradigme-synecdoque de l’identité féminine en tant qu’entité sexuelle ne connaît, apparemment, aucune limite dans son entendement. Les arts visuels, si!

Mille et cent façons de faire de l’art, soit. Mais chacune d’entre elles s’éclôt en dedans de limites autodéterminées. C’est un fait. Forme oblige. À la Centrale, le duo thématique Sexe-limite réunit deux œuvres texte-image de la Torontoise Sandra Haar et une installation vidéo à genèse photographique de la Montréalaise Lynne Marsh. Chez l’une, l’art, en mal de forme, est réduit à sa seule fonction de support; chez l’autre, l’art est largement redevable de sa forme. Ces deux jeunes artistes ont en commun de s’autoreprésenter dans un contexte irrésolu où se mêlent notions d’identité et de sexualité et qui, malgré sa posture critique, demeure plus ou moins flou. Mais au-delà du legs des propositions féministes de l’art des années 70, au-delà aussi de la filiation plus actuelle des gender studies, point de lien dialogique. Car les moyens qu’elles empruntent pour parvenir à leurs fins divergent – et comment!

Sandra Haar cherche à nous projeter dans un monde obstinément sexué. Suspendues de façon à créer un lieu clos au centre de la galerie, des paires de bâches translucides sur lesquelles se superposent un texte manuscrit relatant au « je » une ambivalence face au pouvoir des images, et des dessins à la ligne de l’artiste affublée d’un bustier à zip et de jarretelles, pour mieux sonder sa sexualité, suggèrent un espace privé. Au mitan de cette enceinte japonisante intitulée Snapshots, une petite table basse assortie de coussins exhibe quantité de cartes à impression recto verso, avec d’un côté des autoportraits de cul et de cuir (cette fois photographiques) et de l’autre, des mots décrivant avec lubricité un certain après-midi de sexe partagé avec une amante. Que l’iconographie soit ici sciemment empruntée à la pornographie, ne fait aucun doute. Mais que cet emprunt, direct, traduise une perspective critique, voire une perspective tout court, parce que présenté dans un environnement « artistiquement intelligent »… il faut douter.

Même bouillabaisse sémantique, même vacuité visuelle surtout, dans la frise murale d’images reprographiques représentant des fragments désordonnés du corps nu de l’artiste pressé contre la vitre d’un photocopieur. Sur un sein, une main, un sexe, s’inscrit du texte où il est entre autres question de l’empreinte parfumée que laisse, sur la vitre, une sueur et du passage chaud et lent de la lumière… Peut-être le titre (Ceci est une anatomie impénétrable) offre-t-il vaguement une prise sur la sempiternelle question de la distance d’avec soi que recèle la représentation de la séduction au féminin : un corps démontable, objectivé, sans sujet et, par conséquent, impénétrable. Reste enfin l’impression d’avoir parcouru des documents-témoins d’une lutte intense entre le soi sexuel et sa représentation, où la donne autobiographique joue davantage dans le registre du journal intime que dans celui de l’appât affectif permettant à l’œuvre de basculer du singulier à l’universel.

Avec Flipped, on passe du récit illustré à l’image en autarcie (à un décibel près). Trois moniteurs vidéo en hémicycle au sol, seuls dans la pénombre d’une salle. Lynne Marsh ne cherche pas à recruter, mais à séduire. Elle réussit. Tout simplement. D’abord par une bande-son sobre et ciblée qui, d’un cliquetis feutré à trois voix continues, pique d’emblée notre curiosité. Des pages sont effeuillées. Sur chacun des écrans filent, en plan rapproché, les photographies noir et blanc d’un flip-book. S’y succèdent des autoportraits de l’artiste, inaudible, qui respire, parle et crie, et une panoplie de personnages (toujours elle) comme perdus au fond des pages, et dont l’érotisme objectivé (tantôt seins nus, se déhanchant dans un hula-hoop ; tantôt en motarde-fétiche ; tantôt encore se dandinant en short moulant avec sac à main balançant) est traité avec le même dépouillement ludique que la trame sonore. Question de marquer l’espace de représentation de ces petits théâtres au voisinage incertain de portraits et de pantomimes érotisés, un plan couleur d’une main tenant le book, succède brièvement à la dernière page effeuillée avant que ne reprenne, de plus belle, la boucle.

Quoiqu’aucun idéal critique ne soit ici explicitement formulé, entre les images de l’artiste au naturel et celles de ses alter ego sexuels, entre le non-dit, donc, et la montre, subsiste un malaise d’incompatibilité. Et quoique ce dernier ne soit pas articulé et moins encore résolu, l’humour fin qui traverse cette œuvre lui aménage un espace de liberté que son aplomb formel assoit avec force. Et justesse. Un chapitre de plus dans la belle histoire de la forme qui sait participer du contenu…