Guy Lafontaine, Home Sweet Home – Suzie Larivée, Grandeur et misère du paysage urbain

[Printemps 2000]

Home Sweet Home… Là où il fait bon vivre… La ville et ses alentours présentent, pour qui y regarde de plus près, une quantité impressionnante de ces lieux d’habitation qui partagent une arrière-cour avec un bâtiment industriel, un pylône électrique, une voie de chemin de fer, une sortie d’autoroute..


par Suzie Larivée

Nous sommes alors sous le choc d’une réalité qui nous étonne encore : celle du voisinage incongru entre des constructions aux vocations foncièrement opposées.

Depuis 1995, Guy Lafontaine œuvre à une série de photos une quarantaine d’images qui montrent ces zones charnières, à la frontière du résidentiel et de l’industriel. Fasciné par le milieu industriel (il travaille en dessin mécanique pour la grande industrie), habitant lui-même le Sud-Ouest de Montréal, il a quadrillé tout le secteur et étendu son exploration systématique à l’Est de l’île et à ses similis banlieues, de petites municipalités qui ceinturent le centre-ville, accueillant des industries et leurs infrastructures. Des environnements où, souvent, vie de quartier et activité industrielle sont, ou étaient, intimement liées.

Dans un deuxième temps, il a profité d’un séjour à Schenectady (État de New York), pour compléter la série. Schenectady est, historiquement, l’une des premières villes industrielles américaines le célèbre Thomas Edison y vécu et plusieurs de ses quartiers se sont développés dans l’anarchie, souvent envahis par les installations industrielles qui hantent les lieux comme des vestiges d’une époque plus glorieuse. Exit l’image bucolique de la réconfortante maxime Home Sweet Home.

Plusieurs lieux nous sont quotidiens : lieu que l’on habite, lieu où l’on travaille, lieu de passage que l’on emprunte pour circuler d’un point à l’autre. Chez Guy Lafontaine comme pour bon nombre de photographes, le lieu, sa définition et sa représentation constituent une source d’inspiration à plusieurs niveaux. Ici, la démarche s’inscrit dans une approche sociologique et même écologique par la prise de position qui en découle.

Avec cette suite photographique, Guy Lafontaine monte un véritable répertoire documentaire et échantillonne une cartographie des contrastes, tracée patiemment et systématiquement.

Rue George V, coin St-Joseph, Ville de Lachine. Rue Airlie, coin Trésor Caché, Ville LaSalle. Rue Laurendeau, coin autoroute 15 sud, Verdun. Rue Stinson, (extrémité), Ville LaSalle. Rue Moreau, coin Adam, Montréal-Est. Etc. Des titres avant tout fonctionnels, nominatifs, pour autant de points repérés sur un parcours géographique délimité.

Ses images, Lafontaine les recherche et les choisit avec soin, guidé par son approche photographique : réaliser une photo dépouillée de tout artifice, délimiter un ensemble et ses contradictions : straight photography. Pas de hasard. L’espace à montrer est identifié après repérage. Le photographe doit cadrer dans son viseur les contrastes du lieu et mettre à jour les vocations irréconciliables qui s’entrechoquent dans cette petite portion de territoire. Celui ou celle qui regarde l’image se voit proposer une composition rigoureuse, à l’intérieur de laquelle il est amené à circuler par une voie de passage déterminée par le photographe : angle concave ou convexe suivant une rue, une voie de chemin de fer, l’entrée d’une cour, un vaste stationnement ou un terrain vague.

« Une photographie sollicite d’abord le regard dans un travail de reconstruction des plans successifs de l’image. Parce quelle écrase ces plans successifs sur une surface à deux dimensions, toute photographie appelle d’abord à reconstituer leur succession. Pour cela, le regard doit entrer dans l’image photographique (…) pour reconstruire la place des objets dans la profondeur de l’espace représenté et celle du photographe au moment de sa prise de vue. (… ) La photographie oblige le spectateur à entrer dans l’image. »

La lecture des documents photographiques de Guy Lafontaine demande une attention soutenue et mène à une réflexion sur l’étrange configuration des lieux représentés. Formellement, les images s’organisent en réseau de lignes et de masses géométriques contrastantes, créant d’étonnants ensembles urbains souffrant de la démesure des éléments industriels. Les contrastes sont violents, le résidentiel vit à l’ombre de l’industriel. Une image comme Rue Lafleur, coin Monette, Ville LaSalle rappelle, de prime abord, la traditionnelle photo de paysage avec des bosquets au premier plan et l’habitation en fond de scène (ici, le photographe se positionne d’un point de vue concave). En arrière-plan, l’autoroute et sa lourde structure de béton qui entre littéralement en collision avec l’habitation. Dans toutes ces photos, une grande quantité d’informations nous rappellent le déséquilibre entre le résidentiel et l’industriel leur mauvais mariage venant contredire l’apparente tranquillité des lieux.

Inspiré par certaines images de l’Américain Walker Evans, Guy Lafontaine exclut toute présence humaine de ses prises de vue qui pourtant on le devine, sont pleines de ceux qui habitent en ces lieux. L’attention est portée sur les bâtiments choisis pour composer la photographie, les textures, les jeux d’ombre et de lumière. Mais dans ces paysages, vivent au quotidien des gens qui parlent par leur absence. Qui peut bien dormir dans la pièce qui donne sur un réservoir d’ammoniac dans un quartier de Montréal-Est (Rue Moreau, coin Adam) ? On imagine, par ailleurs, le bruit généré par les ventilateurs des entrepôts géants, le grésillement des lignes à haute tension, les odeurs, les dangers.

Prises une à une, ces images sont angoissantes ou révoltantes. Un calme étrange règne dans les parages. Présentées comme une somme, elles adoptent un autre tour et confirment le point de vue sarcastique privilégié par le photographe. Il ne s’agit pas tant de dénoncer – difficile de s’émouvoir devant un réservoir de produits chimiques voisinant avec un « cube » de six appartements – mais bien de questionner notre capacité à vivre entourés de nos propres excès en établissant une forme de relevé de ce chaos organisé que nous avons créé, avec ses splendeurs et ses misères…

Suzie Larivée a poursuivi une maîtrise en Études des Arts à l’UQAM, avec un net penchant pour la photographie. Depuis quelques années, elle a publié des articles dans différentes revues, travaillé pour le réseau des maisons de la culture de Montréal et organisé plus d’une dizaine d’expositions, notamment BD Bande à part I et II, en 1997 et 1998. Elle est actuellement coordonnatrice de production pour les disques de La Tribu.

Guy Lafontaine est un photographe autodidacte qui a à son actif plusieurs expositions solo et une vingtaine d’expositions de groupe. La photographie est une passion qu’il pratique depuis de nombreuses années et qu’il complète par l’enseignement et un rôle occasionnel de commissaire d’exposition. Il vit et travaille dans le monde industriel de Montréal depuis plus de 15 ans.