Un paysage construit

[Printemps 2002]

par Jacques Doyon

En dépit de la diversité de leurs modalités et de leurs objets, les travaux réunis ici sont marqués par un intérêt commun pour les sutures et les marques du paysage, ces zones où se révèlent subrepticement, ou au contraire se dissimulent, des transformations significatives et leurs enjeux sous-jacents. Ces failles, ces « fêlures », pour reprendre le très beau terme qu’utilise Suzanne Paquet dans un article de ce numéro, on les retrouve autant dans les paysages eux-mêmes que dans leurs représentations.

De fait, toute perception du paysage est modulée par des représentations, des valeurs, des intentions. Ces œuvres nous incitent à ausculter d’un regard plus attentif les multiples états du paysage naturel et urbain.

Les photos panoramiques d’Ivan Binet embrassent de vastes étendues spatiales autant que temporelles. Leurs séquences fusionnent différents points de vue et condensent différents moments de sa propre fréquentation du paysage. Ces images s’inscrivent dans la tradition de la photographie panoramique, tout en y intégrant la multiplicité des points de vue et la mobilité propres à la séquence et au montage cinématographiques. Une composante importante de ce travail tient en effet dans sa condensation du temps, telle qu’elle est mise en jeu notamment par la concaténation des paysages urbains et ruraux, puisque c’est par elle qu’est évoquée la lente transformation du paysage par l’activité humaine. Même dans les photos où le paysage apparaît le plus naturel, les traces de sa domestication y sont partout présentes, que ce soit dans les aménagements paysagers ou dans les facilités d’accès. Ces œuvres se donnent comme un répertoire, celui des différents horizons sur lesquels un promeneur singulier a jeté son regard. Ces horizons ont une dimension temporelle : c’est notre futur, et les valeurs dont il sera fait.

Les images numériques d’Isabelle Hayeur auscultent elles aussi les transformations du paysage. Hayeur porte tout particulièrement son attention sur des zones où règne un certain désordre, où se jouent encore les enjeux d’une transformation par les mains de l’homme ou d’une reprise du terrain par la nature : périphéries urbaines en développement, terrains vagues, territoires industriels abandonnés ou zones naturelles en exploitation. Elles activent ces enjeux par le biais de la simulation : une carrière abandonnée qui devient un lac, les traces de véhicules lourds ensevelies, la nature bouleversée par les excavations et les remblais sont autant de devenirs de ces non-lieux. Ces « paysages incertains », en partie factices parce que recréés à partir de différentes sources, sont pourtant trop réels. En eux se condense, d’une façon toute nuancée, notre relation à la nature. Avec la largeur et la profondeur de leurs plans, leur lumière particulière (d’un gris égal jusqu’à une luminosité sourde), ces photographies magnifient ces lieux, comme pour faire écho à la gravité de ces questions. Elles comportent leur part de sublime – un sublime qui serait en quelque sorte refroidi, parce que « l’irreprésentable » est en quelque sorte devenu beaucoup trop palpable.

L’approche de Manuel Piña est tout autre : retracer dans les aménagements des places publiques les marques d’une oblitération, exhumer de l’environnement urbain la mémoire de péripéties idéologiques. Nulle manipulation des images; juste une très grande attention aux détails : cavités renflouées, socles nus, places vides ou décorées d’arbres où rien n’apparaîtrait d’anormal si ce n’est d’être ainsi désignés comme lieux de la dépossession d’une mémoire oblitérée. Ce qui est ici en jeu, c’est moins les valeurs de la période d’avant la révolution cubaine, avec ses allégeances pro-américaines et la corruption du régime, que l’éradication d’une période entière de l’histoire. Plus précisément encore, il s’agirait des enjeux symboliques du monument pour la mémoire commune : hommage obligé ou attestation ? La vague récente de monuments, et contre-monuments, témoignant d’erreurs historiques, s’attachant au sort de victimes ou devenant un lieu de ralliement pour les groupes sociaux, montre une tendance vers la diversification des valeurs ayant droit de cité dans les lieux publics. La portée du travail de Piña serait justement d’inciter à la revivification d’une mémoire sociale plurielle.