Vincent Lavoie, L’instant-monument. Du fait divers à l’humanitaire – Guy Bellavance

[Printemps 2002]

Dazibao, 2001

L’actualité, ce mode mineur de l’événement « à chaud », a progressivement subverti notre rapport à l’Histoire, qui en est le mode majeur et froid. La petite histoire de la photo de presse est indissociable de cette mutation. Plus d’histoire sans instant, ni sans photo-témoin de l’événement. Il est ainsi devenu pratiquement impossible de penser l’histoire du 20e siècle indépendamment de cet inépuisable répertoire de photographies. Que serait, en effet, la guerre du Viêt-nam sans cette image de l’officier sud-vietnamien pressant son arme sur la tempe du Viêt-cong en attente de la détonation ; ou, plus près de nous, l’affrontement séculaire entre le Moyen-Orient et l’Occident, sans l’image de l’avion percutant les tours du WTC en attente de l’effondrement ? Autant de représentations emblématiques des temps forts de l’histoire contemporaine qui non seulement témoignent de l’histoire, mais souvent la résument, et parfois l’anticipent. Telle cette image phare de Mai 68 d’une jeune femme figurant la nouvelle Liberté guidant le peuple : retrouvée trente ans plus tard, cette femme avoua avoir délibérément pris la pose face au photographe, face à l’histoire et face à l’histoire de l’art, simultanément. « Témoin engagé », la (bonne) photo d’actualité fait l’événement, en est partie prenante, en est à la fois l’acteur et le spectateur. C’est l’adjuvant qui donne sens au récit, comme le souligne une certaine narratologie. De la sorte, elle suppose un mode de participation directe à l’événement historique, parfaitement étranger à la grande tradition commémorative, plus distante ou plus froide. Il n’y a plus d’Histoire sans microrécits. C’est ce que souligne avec force, et une bonne dose d’érudition historique et photographique, l’essai de Vincent Lavoie. De là aussi ce titre : l’instantmonument, c’est-à-dire l’événement (et le micro-événement) cristallisé en représentation, défiant l’Histoire, tel un grain de sable.

L’ouvrage propose une synthèse des diverses déclinaisons historiques de cette photo de presse — photojournalisme, photoreportage, photodocument, « photomonument » —, en l’appuyant sur autant d’analyses critiques de ses œuvres phares, tout en développant une série de thèses originales quant à son impact sur notre relation à l’Histoire. La traversée de cette petite histoire, dont l’épicentre se situe aux États-Unis, est ainsi l’occasion pour Lavoie d’interroger moins la photo de presse (américaine) en elle-même que les multiples procédures de mise en forme de « l’événement » — accident, catastrophe, meurtres, suicides, exécutions, etc.— que l’évolution du champ photographique, à partir de la presse illustrée, a permis de codifier.

L’auteur approche la question à partir de quatre angles différents, qui forment autant de chapitres de l’ouvrage et représentent aussi autant de moments du phénomène : les photos-tabloïd des années trente ; les prix Pulitzer décernés aux photos d’actualité dès les années quarante ; la grande tradition du photoreportage depuis la dépression économique jusqu’aux missions humanitaires actuelles des ONG ; la photo-peinture et les musées photographiques depuis les années soixante. Chacun de ces chapitres est appuyé sur l’analyse d’œuvres exemplaires, de Weegee à Richter. Le premier, « l’image-tabloïd », centré autour de Weegee et du contre-exemple de Erich Salomon, sert à démontrer la concurrence accrue, à partir des années trente, entre actualité spectacle et actualité historique, scellée selon Lavoie par le triomphe final de la première sur la seconde. Le second chapitre examine, par le biais des prix Pulitzer, la consécration institutionnelle de la photo de presse portée par la spectacularisation de la photo à caractère historique. L’actualité, attribut fondamental de la photo, devient plus particulièrement à partir de la guerre du Viêt-nam la qualité première de l’événement historique. L’auteur se penche en outre sur la division du genre, survenu à la même époque, entre photojournalisme (salarié), lié au modèle commercial de la presse à sensation, et photoreportage d’auteur, de nature plus subjective, en principe plus indépendant mais néanmoins généralement lui-même lié à de grands organismes publics ou non gouvernementaux. Il en profite d’ailleurs pour remettre en question l’interprétation héroïque de la tradition photo-documentaire en soulignant la différence ténue qui sépare tout compte fait, en matière de représentation de l’événement, ces projets d’auteurs (à la Capa) du photojournalisme plus ordinaire (à la Weegee). Le troisième chapitre, « la photographie compassionnelle », prend pour objet l’iconographie humanitaire précisément indissociable de cette tradition de reportage.

Prenant à rebours l’opinion courante, Lavoie soutient la thèse d’un anti-humanisme des images « compassionnelles » produites dans le cadre des grandes opérations caritatives d’ONG qui émergent et ne cessent de se multiplier depuis les années 70. Il montre ainsi fort bien comment l’évolution de l’action humanitaire se confond en réalité avec celle des médias, la médiatisation de l’horreur devenant notamment une méthode indispensable à la collecte de fonds privés. L’accent placé sur l’aspect curatif des interventions conduit à occulter bien souvent le génocide, la crise humanitaire et le crime d’État. Plus grave encore, l’autre qui y est représenté n’a plus rien d’humain : instrumentalisé par la logistique des opérations d’urgence, il est réduit à l’état de victime absolue, irrémédiablement séparée de toute humanité. Enfin, le quatrième chapitre, « l’œuvre-événement », s’intéresse plus particulièrement aux relations entre cette nouvelle iconographie de l’événement et les institutions et pratiques du monde de l’art. Lavoie décrit d’abord l’entrée de la photo d’actualité au musée, à partir des initiatives de Edward Steichen, conservateur de la photographie au MOMA, dont l’influence fut particulièrement décisive dans les années cinquante. Le musée, devenu sous Steichen un magazine surdimensionné, tend dès lors à se transformer en moyen de communication de masse. Lavoie s’attache ensuite à l’émergence de pratiques artistiques à vocation historiographique qui, de Warhol à Richter, se sont largement fondées sur l’utilisation de la photo de presse. Ces pratiques ont sans doute contribué à abolir et à miner la frontière alors infranchissable entre culture savante et culture de masse. Mais elles introduisent aussi de nouveaux modes de représentation de l’histoire. Désormais, cette représentation semble ne pouvoir s’effectuer que par l’exacerbation ou la dénégation des attributs formels, des artifices rhétoriques et des préceptes idéologiques des médias de masse. L’auteur voit en outre dans ce mouvement une réhabilitation de l’image historique et un changement de paradigme. Les prérogatives des médias en matière de représentation de l’actualité historique se déplacent vers le champ de l’art. Mais dans le même mouvement, on passe aussi de la représentation d’une actualité historique « chaude » à la symbolisation d’une « histoire refroidie ». Tel est en tout cas ce que retient Lavoie des analyses de certaines des œuvres de Andy Warhol mettant en vedette les « Most Wanted Man » et la chaise électrique, ou celles de Willy Doherty ayant pour objet la guerre d’Irlande et celles de Gerhard Richter ayant trait à la bande Baader-Meinhoff. Cette nouvelle peinture à vocation historiographique ne vise plus à réparer symboliquement l’histoire, comme c’est le cas de la peinture commémorative classique. Déstabilisée par le surgissement de l’événement, elle constitue plutôt le désenchantement en sujet de la peinture historique contemporaine.

Dans ce périple, Lavoie effectue une synthèse originale et relativement inédite d’une histoire jusque-là assez dispersée et/ou sous-estimée, « mineure ». D’un chapitre à l’autre, quoique pas toujours sans redites, il établit des liens fructueux entre des répertoires iconographiques apparemment étrangers les uns aux autres tout en croisant les analyses parcellaires auxquelles ceux-ci ont pu donner lieu. En effet, la plupart des questions qu’il soulève ont déjà été traitées ici et là, la plupart du temps à l’occasion d’expositions particulières. L’originalité de l’ouvrage tient plutôt à l’effort de rassemblement de ces divers corpus d’œuvres et d’analyses, et à l’éclairage réflexif qu’il sait leur apporter dans le cadre d’une démonstration plus générale : la naissance de « l’événement médiatique » et, à travers ce phénomène culturel, l’émergence d’un nouveau mode de mémoire collective reposant sur une conception inédite de la subjectivité et de l’objectivité, celle du témoin engagé, partie prenante de l’événement, adjuvant du récit.