Une modernité exponentielle

[Été 2003]

par Jacques Doyon

Ce numéro traite de l’architecture moderne et vernaculaire dans des pays, des régions et des villes se situant aux marges de l’Occident industrialisé. L’architecture, le paysage, la ville y sont captés de façon distanciée.

Nulle enquête ethnographique, nulle recherche documentaire approfondie, peu de photos d’intérieur : l’accent y est plutôt mis sur les façades et les vues d’ensembles urbains ou de paysages. L’architecture et son environnement font image devant l’œil de l’observateur étranger.

Cette distance de l’observateur se voit diversement qualifiée. Chez Stéphane Couturier, les façades des immeubles font littéralement écran : elles oblitèrent l’environnement dans lequel elles s’inscrivent et renvoient à l’observateur un emblème d’une modernité omniprésente. Chez Marik Boudreau, la figure du mirador, qui coiffe la série, incarne un regard de domination et de contrôle, notamment dans ces images d’immeubles surplombant les favelas. Arni Haraldsson, de son côté, invoque le tourisme, en suivant un groupe aux « chapeaux bleus » visitant la Jordanie, et en rendant manifestes l’aménagement du paysage et l’esthétisation de certains quartiers anciens.

En Israël, en Afrique du Sud, en Jordanie, Arni Haraldsson s’attarde sur des éléments, des détails ou des perspectives qui révè­lent les fractures de l’environnement architectural et social. Il montre ainsi : l’ancien village arabe de Lifta, en ruine, sur le fond des cons­tructions modernes de la banlieue ultra-orthodoxe de Ramot ; les divers aménagements de la Via Dolorosa à travers les quartiers des différentes communautés religieuses ; l’état de délabrement relatif des très nombreux immeubles de Tel-Aviv, haut lieu du modernisme des années 30 ; la folie de Sun City, en Afrique du Sud, construite sur le modèle de Las Vegas… Ses photographies opèrent comme un révélateur de ce qui structure l’environnement urbain et paysager. Le long entretien que Jordan Strom a mené avec Arni Haraldsson sur ces questions témoigne d’une pensée photographique attentive aux nuances.

La série Miradors, de Marik Boudreau, se veut un « essai photographique sur l’érosion ». Elle rend manifeste la faille sociale qui marque le Brésil, comme beaucoup d’autres pays. La méta­phore géologique commente avec finesse des images à la fois trop connues et méconnues. Elle explique aussi l’inclusion, dans cette pièce consacrée essentiellement au Brésil, des images des cuevas, ces grottes habitées d’Andalousie d’où l’on jouit aussi d’un coup d’œil, de nature plus défensive, sur les alentours. Ces grottes, qui semblent aujourd’hui inhabitées, témoignent d’un habitat fondé sur l’inventivité et la nécessité, qualités architecturales qui caractérisent aussi ces bidonvilles et cette architecture vernaculaire à laquelle s’attachent nombre des images de Marik Boudreau. Le très beau texte écrit par André Lamarre rend bien compte de la subtilité et de la sensibilité de cette recherche.

Dans la série des Villes invisibles, de Stéphane Couturier, la tour d’immeuble devient littéralement l’emblème d’une moder­nité qui se répand à l’échelle de la planète et qui substitue à la particularité des réalités locales une homogénéisation des modes de vie, intégrés dans le grand réseau de la fonctionnalité et des échanges. Dans plusieurs de ses images, la façade et sa grille ration­nelle remplissent littéralement le cadre de l’image, dans d’autres les immeubles répètent partout leur similarité, avec des variantes bien peu significatives des traits distinctifs d’un lieu et de sa culture. Parallèlement, Couturier poursuit la production d’images de sites en construction qu’il réalise depuis de nombreuses années, et qui captent le moment où l’éventrement du sol de la ville révèle des traces de l’histoire du lieu. Plus récemment, Couturier s’est inté­ressé à des paysages aménagés selon la même logique utilitaire et fonctionnelle, dont l’image de Tijuana est ici un exemple.

La pertinence des travaux de ces photographes est justement de se tenir à distance des multiples pièges de l’image, en marquant un recul face à des images convenues de réalités qui leur sont largement étrangères.