Portraits énigmatiques

[Automne 2004]

par Jacques Doyon

On trouvera dans ce numéro des exemples de pratiques actuelles du portrait qui peuvent être associées à différentes sous-catégories du genre : galerie de jeunes gens prenant la pose en studio, série d’autoportraits animée par un jeu sur le masque, figure de l’artiste en présence des matériaux de son travail.

Si différentes qu’elles soient, toutes ces œuvres prennent à rebours les notions d’intériorité et de présence traditionnellement liées au portrait.

Malgré le contenu relativement simple et immédiat de leurs images, ces séries sont pourtant énigmatiques. Elles présentent une certaine ambiguïté quant à leur contenu exact et à son interprétation. Elles laissent percevoir une faille, une brèche dans la représentation, qui se pressent dans la raideur et la répétition des poses (Grandmaison), une violence sourde qui contraste avec la banalité des matériaux (Benohoud), le caractère trop familier des situations mises en scène (Scherübel). Ces éléments mettent à distance le sujet et recontextualisent la représentation de façon radicale en pointant vers des univers de référence où se joue une part importante de la signification de ces images.

Déjà en 1998, Près des parcs, de Pascal Grandmaison, présentait, en une même pose figée, une série de figures sans relation avec leur environnement. C’est ce travail sur la pose et le contexte qui sera repris et développé dans ses séries photographiques et vidéographiques subséquentes. On y retrouve la même fixité et la même répétition des poses, nimbées d’une impression d’absence et de suspension du temps. Et le studio devient le contexte invariable de la prise de vue. Cette neutralité des lieux et cette impassibilité des poses désamorcent la présence pleine et signifiante. Elles révèlent le formatage de la représentation opéré par les créateurs d’images des milieux de la consommation (mode, clip et publicité). Le résultat est bien un portrait, mais c’est celui d’une génération qui se trouve à la fois en butte et en intelligence avec l’omniprésence et la surdétermination de l’image caractéristiques de la culture actuelle.

Pour sa résidence à Bruxelles, Hicham Benohoud entendait initialement explorer, en collaboration avec d’autres photographes, les limites de la représentation du corps imposées par la tradition de l’Islam. Les réactions ont été telles qu’il a finalement choisi de réaliser cette série d’autoportraits dans laquelle un simple travail du masque lui suffit pour figurer une résistance aux contraintes et aux pressions de sa culture. On y retrouve le même bricolage de matériaux pauvres et le même travail sur l’identité réalisés avec ses élèves dans ses précédentes séries : milliers de photos d’identité aux yeux raturés ou  figuration impromptue, sur fond d’installations et de sculptures improvisées, pendant que les autres élèves continuent à travailler (La salle de classe). Avec Version soft, Benohoud se prête lui-même au jeu. Son regard nous fixe, impassible, résistant à tout ce qui lui obstrue la vue, l’enveloppe, l’enserre, le contamine, le métamorphose. Ici encore, le portrait est allégorique : il vaut pour toute la jeunesse marocaine.

L’artiste au travail, de Klaus Scherübel, montre l’artiste dans différentes activités courantes de consommation culturelle qu’il désigne comme une composante de son travail. Cette série renouvelle ainsi le lieu commun de « l’artiste à l’atelier » en esquissant la figure d’un artiste dorénavant aux prises avec l’ensemble de la culture contemporaine. On retrouve aussi d’autres indices de cet élargissement du champ de la pratique artistique dans les légendes. Désignées comme partie intégrante de l’œuvre, elles énoncent les conditions de réalisation et de présentation de l’œuvre (collaborations, supports, formats) en fonction de chacune de ses manifestations. De même, l’ « assemblée » de chaises, placée devant l’une de ses photographies dans l’installation à la Contemporary Art Gallery de Vancouver, ajoute un degré supplémentaire à cette mise en vue du regard spécifique de l’artiste sur l’art et la culture. Loin de l’autoportrait, cette série vient donc interroger le statut de l’artiste à l’ère d’une intégration de l’art dans la culture et l’industrie de la consommation.