Bettina Hoffmann, Spoilsport / Trouble-fête – Marie Fraser

[Printemps 2005]

Spoilsport / Trouble-fête
Galerie Liane et Danny Taran, Montréal
du 15 juillet au 26 septembre 2004

Spoilsport / Trouble-fête trace un parcours dans la production de Bettina Hoffmann depuis qu’elle a quitté le monde de l’installation pour fabriquer des images photographiques. Sans rechercher l’exhaustivité d’une rétrospective, la commissaire Sylvie Gilbert a sciemment pigé dans les séries photographiques plus anciennes pour extraire quelques images. En ouvrant l’exposition, celles-ci nous rappellent à quel point la production de l’artiste est travaillée par la mise en scène, la composition numérique et par une étrange atmosphère narrative qui flirte de près avec les propriétés de la photographie. Bettina Hoffmann tire profit de la suspension que produit la photographie pour arrêter l’action et figer toute possibilité de déroulement temporel et narratif. Mais, dans un même mouvement, cette apparente fixité plonge l’image dans une atmosphère de tension qui lui redonne une certaine potentialité narrative. L’exposition fait ressortir le développement de ce paradoxe, depuis la première série Affaires infinies (Infinite Stories), en 1997, jusqu’à des œuvres qui déjouent les mécanismes narratifs du cinéma ou qui transforment la force du mouvement de la vidéo en une forme d’immobilité.

>Bien que la photographie soit reconnue pour arrêter le temps et figer tout mouvement, Bettina Hoffmann construit des images où il semble se passer quelque chose. Les « personnages » sont engagés dans des actions alors qu’ils apparaissent immobiles. Ils semblent interagir les uns avec les autres alors qu’en réalité ils s’ignorent. Tous photographiés séparément, c’est grâce à un montage numérique qu’ils se retrouvent dans un même espace et qu’ils font partie de la même temporalité. Affaires infinies (Infinite Stories) inaugure ce procédé. S’isolant les unes des autres, chaque figure est « absorbée » (selon le terme de l’historien de l’art américain Michael Fried) dans son propre univers. Il faut un certain temps et une certaine attention aux détails pour observer les effets de cette indifférence sur la narrativité, voire sur la cohérence de l’image. Les « personnages » se dédoublent en quelque sorte, c’est toujours Bettina Hoffmann qui se répète une, deux, trois, quatre, cinq, six et même sept fois. Ce dédoublement provoque un blocage narratif alors que l’image utilise des mécanismes fictionnels pour feindre une action. Celle-ci s’arrête lorsque le personnage rencontre le regard de l’autre, lorsque le regard achoppe sur la répétition du même, toute possibilité narrative se retournant alors sur elle-même en se heurtant à un miroir. L’absence d’échange et d’interaction rend les images ambiguës, il leur confère de la complexité en même temps qu’il provoque une tension psychologique.

Bettina Hoffmann va chercher cette atmosphère de tension psychologique, qui peut parfois mener au drame, dans la banalité de son quotidien, travaillant avec des résidus qui comportent déjà un potentiel narratif. Dans le texte du catalogue qui accompagne l’exposition, Adrienne Laï parle de « dramatisation de scènes quotidiennes » où on sent la présence d’un conflit latent, comme si quelque chose venait tout juste de se produire ou était sur le point de surgir. Regroupées dans la série Sweets (2004), des images d’enfants accentuent cette atmosphère au point de la rendre inquiétante, voire de provoquer un malaise. La série est fondée sur un renversement de rôles. Les enfants jouent, mais en imitant les adultes dont ils semblent avoir parfaitement maîtrisé les comportements, les attitudes et surtout l’expression du regard. Ils s’élancent de plain-pied dans l’espace du jeu, de la mise en scène et de la fiction. Conscient d’être photographié, chacun pose devant la caméra en même temps qu’il s’absorbe dans un curieux jeu de rôle qui confère une dimension ambiguë à des scènes quotidiennes des plus familières. Bettina Hoffmann avait exploré cette équivoque des jeux de rôle dans la série Maître et chien (2000-2004) en photographiant des gens accroupis qui imitent des poses canines. Sweets pousse notre sentiment d’inconfort un peu plus loin en insistant sur le regard des enfants. Par exemple, dans une des images de la série, l’expression égarée et presque apeurée d’une jeune fille transforme un moment quotidien somme toute banal en une scène étrange. Dans une autre, la rencontre insolite d’un garçon et d’une fillette  laisse planer quelque chose de menaçant. Puis, dans une autre encore, un simple morceau de gâteau au chocolat qu’une fillette tient dans la bouche prend subitement un sens ambigu. Cette expression particulière se retrouve dans chaque pose, comme en témoigne la photographie des cinq enfants (quatre filles et un garçon) où cette puissance du regard se trouve en quelque sorte multipliée par cinq. Chaque paire d’yeux est dirigée vers la caméra, c’est-à-dire braquée directement sur nous.

L’impulsion psychologique qui caractérise ces images peut aussi rappeler certains effets ou certaines constructions cinématographiques. Jusqu’à récemment, Bettina Hoffmann utilisait la mise en scène et le montage de plusieurs prises de vue pour créer de telles atmosphères. Dans des séries plus récentes, comme La soirée (2003) et Sans titre (2004), une organisation en séquences incite à faire des liens entre les images, donnant ainsi l’illusion d’un déroulement temporel et narratif. Or, malgré l’organisation linéaire des photographies, les associations ne vont pas toutes dans le sens d’une narration ou d’une construction temporelle, au contraire, l’aspect séquentiel rend compte d’une ambiguïté similaire aux photographies prises isolément. La séquence est davantage motivée par des aspects formels et visuels, des jeux de masse, de couleur et des effets de répétition, que par un ordre préétabli, chronologique ou narratif. L’œuvre la plus récente de l’exposition propose un autre type de montage photographique au mur. Plus éclaté et moins linéaire, les liens peuvent s’organiser dans tous les sens et de façon circulaire.

Série noire (2003) emprunte explicitement des mécanismes narratifs du cinéma, comme le titre le suggère d’emblée. Les scènes sont plongées dans un décor sombre rappelant l’atmosphère des films noirs des années cinquante. Mais contrairement à ce qui se passe normalement dans un film, ce n’est pas tant l’action qui est dramatique que le traitement de l’image. Les gestes des « figurants » sont somme toute assez anodins alors qu’ils se déroulent sur un fond très noir et sous un éclairage dramatique qui suggèrent un climat de suspense. Les photographies apparaissent encore comme des instants figés, une sorte de still, mais où peuvent figurer autant de moments et d’actions qu’il y a de personnages, de poses, d’expressions ou de regards. Nous sommes placés devant la possibilité d’actions simultanées qui ne convergent pas nécessairement. La scène demeure ainsi en suspens, elle ouvre sur quelque chose qui a lieu ailleurs, dans une sorte de hors-champ de l’image.

Dans La ronde, une des premières expérimentations vidéo de l’artiste, les « figurants » sont encore une fois pétrifiés, alors que l’image tourne éternellement sur elle-même. L’installation est composée de trois vidéos projetées simultanément de manière à produire un espace circulaire. Dans chaque scène, filmées à des moments et dans des lieux différents, les personnages tiennent la pose, ils retiennent leur souffle et demeurent immobiles sans même cligner des yeux pendant qu’une caméra suspendue au plafond pivote de façon régulière pour encercler l’espace d’un travelling de quelque 30 secondes avant de revenir à son point de départ. Les films sont ensuite montés en boucle et, grâce à la technologie numérique qui permet de construire une boucle parfaite, le raccord entre la première et la dernière image s’effectue sans faille, créant ainsi l’illusion d’un mouvement lisse et continu. D’un côté, la boucle permet d’optimiser la visualité, la présence de l’image y est plus flottante et le mouvement du temps, plus fluide ; de l’autre, les personnages sont littéralement pétrifiés et les scènes se trouvent réduites à leur plus simple expression narrative. L’inactivité accentue donc le fait qu’il ne se passe presque rien en même temps qu’elle exacerbe les qualités fluides d’une image sans fin. Comme l’ « éternel retour du même » dont parlait Nietzsche, les projections se répètent, repassent toujours au même endroit et forment une ronde ininterrompue.

Marie Fraser est historienne de l’art et commissaire indépendante.