[Été 2005]
Le travail de Liza Nguyen, Souvenirs du Vietnam, propose une esthétique qui renvoie à une éthique du souvenir. Alors que les images de Surface portent une absence qui nous regarde, dans Cartes postales du Vietnam, nous sommes invités à regarder l’histoire dans sa forme la plus banale, sa forme touristique.
Sommes-nous ici dérangés par l’horreur de ces images ou par l’horreur de leur point de vue distancié ? C’est dans la limite du pouvoir représentatif de l’image – toujours manquée – que surgit positivement une immatérialité au fondement d’un véritable travail de mémoire.
par Octave Debary
Quel sens donner, le 30 avril 2005, à la commémoration du trentième anniversaire de la chute de Saigon et de la fin du conflit américain au Vietnam ? Le temps passant, les souvenirs se recomposent dans une mémoire distanciée qui, peu à peu, transforme l’identité d’un pays en une destination – touristique.
Quels souvenirs rapporterons-nous du Vietnam ?
Liza Nguyen nous confie ses Souvenirs du Vietnam au retour d’un voyage en été 2004. Que regarder, que garder de cette rétrospection ? Ses séries photographiques montrent ce qui, dans l’histoire, résiste à la disparition. Paradoxe d’une mémoire des destructions guerrières successives se refusant à l’effacement, condamnant les uns à l’exil (plus de deux millions de boat people ont quitté le pays depuis 1978) et les autres à la reconstruction d’un pays. Ses restes d’une visite, Surface et Cartes postales du Vietnam, nous projettent dans un présent confronté à un difficile oubli. L’esthétique photographique renvoie à une éthique du souvenir : quelle juste représentation de la mémoire nos sociétés acceptent-elles de donner de leur passé ? Quels souvenirs construire d’une guerre qui, aujourd’hui encore, du Vietnam aux États-Unis, tente de faire reconnaître son droit à un tribunal de l’histoire ? Les chiffres peuvent défiler. La brutalité des guerres s’énonce aussi par la comptabilisation de son inhumanité : de 1962 à 1975, entre 13 et 15 millions de tonnes de bombes lâchées sur le pays (dont les bombes au napalm, au phosphore et à fragmentation), 4 millions de civils vietnamiens tués ou blessés, 663 000 soldats vietnamiens morts, 58 183 Américains morts et 313 613 blessés ; avec, auparavant, 92 000 morts et 114 000 blessés français pendant la guerre d’Indochine.
Depuis la fin de la guerre, le cinéma hollywoodien multiplie les commémorations. Les images s’accumulent et semblent vouées à la répétition. Peut-être parce qu’à chaque fois elles ratent ce qu’elles prétendent montrer : la juste image d’une justification de l’horreur. La plupart de ces films ne s’attache pas à l’analyse des conditions historiques de la guerre mais à l’événement lui-même. Mémoire oublieuse de sa raison historique qui préfère montrer la guerre, dire qu’elle a bien eu lieu, plutôt que de chercher son explication. Trou de mémoire qui se refuse à donner une humanité et un visage aux victimes. Aux États-Unis, sur le Mall de Washington, les combattants américains ont droit à un hommage officiel. D’un bout à l’autre de la place centrale de la capitale, du mémorial de Lincoln au Capitole, bordée par la Maison Blanche, s’étendent les ramifications du pouvoir américain, des dizaines de musées et de mémoriaux. Au milieu de cette surabondance hétéroclite de l’histoire, le mémorial de la guerre du Vietnam est proposé à la visite. Les touristes ne cessent de célébrer la force de sa sobriété. On se sait plus si c’est l’esthétique du monument ou l’histoire que les touristes viennent voir. La mort semblerait gagner en dignité à être représentée dans son apparat le plus simple, alignement descendant sur un marbre noir des noms des soldats américains morts au combat. Quant à l’histoire des « survivants », le spectacle de l’histoire américaine lui laisse partiellement faire son œuvre. Face à la Maison Blanche, des musées-mémoriaux humains se sont installés. Des mutilés du Vietnam exposent leurs blessures derrière des pancartes rappelant le drame de la guerre, mendiant, demandant réparation.
Au Vietnam le souvenir de la guerre n’est à l’échelle ni d’un musée ni d’un mémorial mais à celle d’une nation. Alors Liza Nguyen se rend dans un pays familier (celui de son père) dans lequel elle n’a pas grandi et auquel elle est étrangère. Comment faire le deuil d’une histoire et d’un pays que l’on n’a pas connu ? Sa question devient la nôtre, celle que pose toute mémoire : comment prétendre commémorer une histoire encore présente ? En réponse, ses photographies proposent une cartographie de la mémoire qui reproduit celle de la guerre : du nord-est (Hanoi, Haiphong, Cat Ba, Phu To), nord-ouest (Diên Biên Phù), centre-nord (Vinh), au centre (Da Nang, Huê, DMZ, Quang Tri, Khe Shan, Doc Mieu, Cua Tung), jusqu’au sud (My Lai – un des villages désignés comme « free-killing zone » où toute la population a été massacrée –, Kontum, Dak To, Saigon, Cu-Chi, Tay Ninh). De ces lieux, ses photographies ne donnent à voir que de la terre. Autant d’images manquantes.
Surface, dit la photographe, « représente une poignée de terre emportée comme souvenir sur des lieux de mémoire, des sols chargés d’histoire sur lesquels ont combattu des Français et des Américains. Une terre indexée à l’histoire, à des corps devenus poussière ». Du nord au sud du pays, dix-neuf poignées ramassées, emportées, mises à plat puis photographiées. Une terre déracinée qui porte son propre exil, celui d’un arrachement à la vie. Des éparpillements de terres recomposées, des couleurs qui, toutes, portent une absence qui nous regarde. Cette insoutenable disparition fait resurgir l’histoire. L’absence de corps végétal invite à recouvrir ces surfaces laissées vides, prises dans une photographie. Des lieux d’offensives aux villes détruites ne reste qu’une terre transformée en cendres, terre brûlée de la zone démilitarisée du 17e parallèle (DMZ), terre contaminée par la dioxine où la végétation peine à revivre.
Il faut recouvrir l’image, revenir sur les lieux. L’itinéraire de la photographe reprend celui des bombardements meurtriers et des déversements d’herbicides sur le territoire du Vietnam. Ces herbicides, baptisés cyniquement des noms des bandes de couleurs apposées sur les barils, taisent leurs identités chimiques et les ravages qu’ils ont produits : agent orange, blanc, bleu, rose, vert et violet. Ce qui devait servir à défolier les forêts pour découvrir les installations de la guérilla vietnamienne et à éliminer ses récoltes s’est transformé en arme de destruction massive. La dioxine présente dans plus des deux tiers des herbicides utilisés s’est déversée sur des milliers d’hectares du centre au sud du pays. Entre 1961 et 1971, près de cinq millions de Vietnamiens ont été exposés aux herbicides dont les effets cancérigènes et les atteintes au système immunitaire, nerveux et reproductif (provoquant des malformations congénitales) sont toujours visibles aujourd’hui.
Dans Surface, la photographe décide de montrer cette souffrance en faisant disparaître les visages et les corps des victimes. Que partage-t-on avec ces images, que partage-t-on avec cette histoire ? Précisément ce qui leur manque, ce qui nous manque, une perte dont les restes de terre disent l’inhumanité de leur passé. Au Vietnam, les gens comme la terre ont été assassinés. La terre du Vietnam est-elle morte ? Il lui reste assez de vie pour témoigner.
Ce témoignage se pose en miroir de ce qui tient lieu de mémoire officielle : musées de la guerre, anciens chars, hélicoptères, camions ou bateaux militaires érigés en stèles ou en mémoriaux, monuments aux morts et statues de grands hommes… Comment accueillir les souvenirs réordonnés d’une histoire de l’horreur ? Les photographies se transforment en Cartes postales du Vietnam, une série de sept dépliants composés chacun de douze images. Nous sommes invités à regarder l’histoire dans sa forme la plus banale, sa forme touristique. Sommes-nous dérangés par l’horreur de ces images ou par l’horreur de leur point de vue distancié ? Ces cartes postales renvoient au problème de la banalisation de la violence de l’histoire. Ce thème, évoqué par Primo Levi lorsqu’il dénonça la dimension « enjolivée » et « figée » du camp d’Auschwitz transformé en musée, hante la problématique d’une juste représentation des drames de l’histoire. Comment représenter l’inacceptable ? La réponse de Liza Nguyen atteint toute sa force dans le dépliant qu’elle consacre aux enfants atteints de malformations et de maladies causées par la dioxine et aux séries de fœtus déformés conservés dans des bocaux. Ces victimes, cachées dans leurs familles ou dans les hôpitaux et les centres de rééducation, sont photographiées comme les pièces d’un musée vivant de la souffrance. L’ultime photographie de cette série montre six enfants. Le spectateur de cette carte postale verra : l’horreur a un visage, il reste à ces enfants un sourire.
En rapportant ses Souvenirs du Vietnam là où elle vit, entre la France et l’Allemagne, Liza Nguyen nous rapporte la mémoire de cette guerre. À quelle histoire appartiennent ces morts dont les visages absents se dessinent dans les éparpillements de terre de Surface et dont les corps meurtris s’exposent dans Cartes postales ? La photographe, dans un geste aussi courageux que troublant, nous rapporte notre histoire et interroge la capacité de l’image à restituer le passé. L’image dit quelque chose en même temps qu’elle convoque ce qui lui échappe. L’histoire des autres, inatteignable en tant que passée, « s’atteint par sa négativité photographique » comme mémoire revisitée au présent. Par ce pouvoir, l’image des autres peut devenir l’objet d’une histoire commune. C’est dans la limite du pouvoir représentatif de l’image – toujours manquée – que surgit positivement son immatérialité. Une immatérialité que l’on peut définir par la notion de reste. Un reste dont le réveil à la conscience donne toute sa valeur au travail de mémoire. Ce travail serait le lieu du témoignage. Témoignages d’identités, d’humanités, à travers lesquelles la photographie vient rendre compte, rendre un compte, en signant et signifiant sa fascination et sa peine devant la perte de son propre référent : le temps qui passe.
Liza Nguyen est artiste et photographe. Elle est née en France et vit maintenant à Paris et Düsseldorf, où elle suit l’atelier de Thomas Ruff. Son travail explore les questions de représentation, de mémoire et d’esthétique: comment représenter le passé, comment se construit la mémoire dans le présent et quel lien développer entre l’esthétique et l’éthique. Son livre Mon père a souvent été remarqué, dernièrement par la fondation CCF, et il a reçu le prix Bourse du talent.
www.liza-nguyen.com
Octave Debary est anthropologue, maître de conférences à l’université de Paris V et membre du laboratoire de recherche du LAHIC (CNRS-Ministère de la Culture). Ses recherches portent sur les différentes modalités de construction culturelle des notions d’histoire et de mémoire. Son travail prend comme point de départ les questions posées par les phénomènes de patrimonialisation de l’histoire à l’œuvre dans les réalisations muséographiques et artistiques contemporaines.