Ce que l’on ne peut voir

[Hiver 2005-2006]

par Jacques Doyon

Voir mieux, voir plus loin ; troubler la représentation, la dissoudre : ces démarches semblent aux antipodes. Pourtant, elles se tiennent paradoxalement sur une même frontière : celle du visible et du représentable, celle des limites de nos capacités de voir et de nos attentes perceptives. Elles se rejoignent par une commune exploration de la lumière comme mode de révélation de la matière.

Que ce soit par un retour à des procédés élémentaires qui jouent d’un trop plein de lumière saturant les surfaces d’enregistrement, ou que ce soit par l’exploration de techniques renouvelant notre vision et repoussant l’horizon de l’abîme, tous ces travaux s’attachent à explorer les limites de la représentation de la matière. Trop loin, hors de la capacité de nos instruments de captation, ou trop près, là où trop de familiarité prédétermine les perceptions et les attentes.

En renouant avec les procédés premiers de la photographie, les œuvres de Michael Flomen opèrent sur la matière brute de l’image en minimisant et déjouant sa capacité représentationnelle. Ainsi les images de Teeming, où les marques laissées par les chutes de neige ou de pluie se mélangent aux traces de la préparation manuelle des supports, constituent-elles de véritables abstractions, encore renforcées par le procédé du photogramme. Higher Ground, une captation de danses nuptiales de lucioles, est une abstraction de bioluminescence. Rising, enfin, évoquant une nuit stellaire, résulte en fait de plans rapprochés de neige photographiée en plein soleil. Ces trois séries se jouent de nos attentes perceptives. Elles nous plongent dans un monde où la matière n’est pas révélée par la lumière mais est au contraire transformée par elle.

Les recherches de Marie-Jeanne Musiol participent elles aussi d’une désincarnation de la matière. Elles cherchent à passer outre l’enveloppe extérieure des choses animées et inanimées, pour dévoiler les structures sous-jacentes d’un monde d’énergie impulsé d’irradiations électriques captées par électrophotographie. La série des « Prélèvements », effectués sur ses précédentes images de feuilles irradiées, nous amène au cœur d’un infra-monde aux dimensions cosmologiques montrant de curieuses affinités entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. La matière s’y dissout en une abstraction lumineuse qui irradie sur un fond de non-matière fait d’une noirceur absolue.

Les microphotographies d’insectes, de cristaux et de planctons de Claudia réalisées avec un microscope électronique pouvant agrandir jusqu’à 3 000 fois, nous dévoilent des niveaux de réalité infimes, dont la rigueur et la beauté nous laissent pantois. Ce monde se situe au-delà de nos perceptions courantes. Les objets heurtés par un faisceau d’électrons, et non par la lumière, prennent une dimension plus que réelle, avec une netteté, des nuances de tons et une densité de noirs extrêmes. Isolées de tout contexte et déréalisées par un effet de solarisation des contours des objets, les textures, les structures et l’architectonie qui nous sont ainsi révélées nous ouvrent un monde aux accents fantastiques et irréels.

Chez Paul Lacroix, le dessin est à la source de ses œuvres photographiques. Sa pratique du dessin est fondée sur une reprise constante des motifs et une lente dissolution de ses référents. Cette recherche d’épuration l’a mené jusqu’à la trace la plus minimale, simple rature sur une surface ombrée, qui suffit à exprimer le corps comme lieu d‘origine et de passage et comme lieu de désir et de perte. L’exploration de la photographie, dans ses procédés les plus élémentaires (le photogramme notamment), l’a conduit vers quelque chose qui est de l’ordre de l’indicible : un renversement de la trace qui la transforme en pure pulsation lumineuse sur un fond d’abîme.