Peter Piller, Bombs and hunts – Cheryl Simon, Décrire, démultiplier, déchiffrer : les Archives de Peter Piller explorent la surface des choses

[Été 2008]
L’Archive Peter Piller contient des dizaines de milliers d’images de presse que Piller a commencé à collectionner alors qu’il travaillait pour une agence publicitaire. Comme il devait parcourir jour après jour un grand nombre de publications, l’envie lui est alors venue de compiler ces photographies et de les organiser pour ses propres projets. Bien que les images que contient cette archive soient plutôt banales et que, prise isolément, aucune ne soit tellement inspirante, la façon dont Piller les regroupe révèle quelque chose de plutôt exceptionnel sur l’inconscient collectif qui les produit. Ainsi, les trois séries reproduites ici (Decoration and Munition, Searching Policemen et Unpleasant Neighbours) qui évoquent guerres et enquêtes disent aussi beaucoup sur les obsessions et fascinations contemporaines.

 
[Images non disponibles]
 

par Cheryl Simon

Décrire, démultiplier, déchiffrer : les Archives de Peter Piller explorent la surface des choses
C’est à l’époque où il effectuait des revues de presse pour une agence de publicité, il y a quelques années, que Peter Piller a entrepris d’intégrer à son œuvre artistique les photographies trouvées dans les journaux régionaux. Pour les besoins de sa démarche, il les a regroupées par thèmes, désignant ainsi des « rubans d’inauguration », des séries de gens « cherchant des trous », « touchant des voitures » ou effectuant des « visites de sites », et ainsi de suite. Depuis, il a rassemblé des milliers de photographies, et le champ de ses recherches s’est étendu. Sa collection comprend également plus de 20 000 négatifs rachetés à un service de levés aériens désormais en cessation d’activité, et qu’il a classés en sous-groupes correspondant cette fois à un univers vu du ciel : ce sont d’innombrables « nuages sales », « cours de récréation », « cimetières » et autres catégories similaires.

Photos d’ « actualités » destinées à des lecteurs locaux, les images sélectionnées par Piller ne présentent à priori aucun intérêt particulier. Elles nous montrent des cérémonies d’inauguration et des événements promotionnels, des gagnants de loterie, des édifices en construction et des scènes de crime, des lignes de démarcation litigieuses, des objets perdus ou à vendre, et bien sûr des vues aériennes : le genre de photos auxquelles on ne fait plus vraiment attention, tant les mornes conventions de ces représentations nous sont devenues familières. Le type d’esthétique qui caractérise ces images mal cadrées et souvent mal exposées, produites par des amateurs ou par des professionnels à peine formés, accentue l’impression qu’elles ont été prises machinalement, sans souci du résultat. Qui plus est, en raison d’une composition qui manque de relief, les sujets les moins ordinaires (caisses de munitions, fouilles policières) paraissent ternes et insignifiants, au mieux un peu étranges. Quelle que soit la signification qui ait pu être rattachée aux objets et aux rituels représentés ici, elle se noie dans le flot d’informations visuelles produites par une industrie des médias en perpétuelle expansion, dont proviennent justement ces images. De la même façon, l’acte de représentation, lorsqu’il devient indifférencié, perd rapidement toute valeur symbolique.

D’un autre côté, la collection de Piller est, dans son ensemble, vraiment remarquable. Une fois regroupées selon les motifs iconographiques plus ou moins évidents ou éphémères déterminés par Piller, ces images très ordinaires finissent par donner une vision extraordinaire de l’inconscient collectif qui les a suscitées. L’originalité d’une collection repose sur ses critères de sélection et son mode de fonctionnement, comme le montrent ici les archives de Piller. Toute sa classification est articulée autour du stéréotype. Inspirés par la logique visuelle du contexte de la vie quotidienne dont sont tirées ces images, leurs thèmes la restituent au premier degré; les éléments essentiels et l’angle de la prise de vue variant peu d’une photo à l’autre, chacune d’entre elles, à l’intérieur d’un groupe donné, répète et réitère à l’infini les conventions visuelles et conceptuelles du genre auquel elle appartient. Ce qui intéresse Piller en tant qu’artiste iconographe, c’est la surface des choses. Sa démarche vise à interpréter le pathos de la société contemporaine à travers ses photographies – mais l’objet de sa recherche est aussi, et peut-être avant tout, le désir qui sous-tend ce rituel de représentation, et la fascination de notre culture pour les sujets de cette iconographie.

Chroniqueur invétéré du quotidien, Piller a souvent joué, dans sa création artistique, sur les formes et les fonctions du cataloguage ou de la documentation, et ces archives en sont un exemple parmi d’autres. Certaines de ses premières œuvres photographiques mettaient en scène des images, des objets trouvés ou des phénomènes sélectionnés pour leur appartenance à des taxonomies existantes plutôt que pour leur intérêt visuel. Ses variations sur une série de buissons de forsythias, de vêtements perdus, de fenêtres de diverses sortes, de panneaux indicateurs et ainsi de suite, employaient le même genre de prise de vue (sujet centré, de face) que les photographies compilées par la suite dans ces « Archives ».

Plus tard, ces expériences-performances deviennent des « vagabondages en périphérie » de Hambourg, sa ville natale, et impliquent une chronique détaillée du trajet : ses déambulations sont en même temps un moyen de glaner les artéfacts de cette chronique. L’ensemble du projet comprend ainsi un compte rendu des distances parcourues, diverses photographies des endroits banals qu’il a traversés et d’autres images découpées dans les journaux locaux, des cartes dessinées à la main, des notes sténographiées qui décrivent des gens et des lieux d’intérêt marginal (« quatre adolescents quelque part près d’une voiture »), et des bribes de conversations transcrites : « l’agent immobilier dit en forçant la voix : « ça devient plus calme en soirée ». » Pourtant, aussi exhaustif ce journal soit-il en matière de faits, on y cherche en vain une interprétation subjective de l’environnement sur lequel l’artiste conduit son enquête.

Une fois regroupées (…) par Piller, ces images très ordinaires finissent par donner une vision extraordinaire de l’inconscient collectif qui les a suscitées.

Ce type d’investigation extrêmement soucieux d’objectivité trouve son équivalent dans un large éventail de recherches artistiques, contemporaines ou non. Le fait que Piller s’intéresse à la signification culturelle des artéfacts visuels, notamment ceux qui sont liés à la vie locale, ainsi qu’à la fonction symbolique de l’accumulation, invite certainement la comparaison avec un certain nombre d’autres projets d’archivage menés dans le même esprit. Il est clair par exemple que la méthodologie iconique de l’artiste s’inspire de celle d’Aby Warburg, en particulier la recherche de celui-ci autour des conventions du pathos, cette perception des courants psychiques d’une société tels qu’ils apparaissent, sublimés, à travers sa culture visuelle. On relève par ailleurs une similarité frappante entre l’usage des coupures de presse dans les installations et les publications de Piller, et celui d’Hannah Hoch dans son Mass Media Scrapbook, correspondance qui suggère également une lecture rétrospective des conventions du pathos présentes dans l’œuvre de Hoch.

Plus significative encore, peut-être, est la façon dont l’approche détachée et répétitive de Piller ainsi que sa fascination pour le domaine vernaculaire rappellent les stratégies et préoccupations de plusieurs artistes contemporains – les noms de Hans Peter Feldman, Wolfgang Tillmans et Thomas Ruff viennent immédiatement à l’esprit. Bien que l’œuvre de Piller soit résolument plus ordinaire, cet artiste partage néanmoins avec ses contemporains une sensibilité à l’esthétique du banal. Richard Goldstein estime que le banal projette « une surface énigmatique, une simplicité voulue qui engendre une contemplation du vide » ; ce sont ces propriétés qui créent la dynamique de ce type d’œuvre.1 Faisant partie intégrante de la condition postmoderne, ce genre d’orientation esthétique devient une démarche critique. Non seulement elle reflète la vacuité de la culture matérialiste à laquelle elle participe, mais elle peut être perçue comme s’identifiant, par mimétisme, à ce qu’elle montre. En allant plus loin, la mise en scène délibérée de la banalité pourrait masquer un refus de perpétuer l’existence de certaines productions visuelles plus commerciales, issues des derniers stades du capitalisme, au caractère plus spectaculaire et souvent abstrait.

D’un autre côté, la banalité telle que la donnent à voir les images de la société de consommation trahit peut-être les effets paralysants d’une existence routinière et trop bien réglée, au lieu de représenter une réaction contre cet état de fait. Ce qui nous ramène aux « Archives » de Piller : si le besoin de chercher des distractions est le corollaire de la banalité, les photographies que l’artiste choisit pour sa compilation mettent singulièrement en évidence la morosité de la culture contemporaine et son incapacité à se représenter elle-même, avec ses valeurs ou ses préoccupations. Le processus de catalogage effectué par Piller exerce ainsi une fonction d’interprétation plutôt que de témoigner d’un refus. L’extraordinaire degré d’uniformité qui régit les normes de représentation, pour chaque catégorie d’images, permet de discerner plus clairement les préoccupations qui sont à l’œuvre dans une série donnée, et nulle n’est plus éloquente ou plus dérangeante, à cet égard, que Decoration and Munition.

Bien qu’on soit évidemment troublé par la désinvolture, parfois involontairement comique, avec laquelle les images de cette catégorie mettent en scène les artéfacts liés à l’exercice de la guerre, et plus encore par l’ampleur des transactions, symboliques et réelles, qui ont lieu dans ce secteur d’activité, l’impact émotionnel de cette série relève d’un niveau plus existentiel. Les photos proviennent du site d’enchères eBay, et à ce titre les conventions du pathos qui opèrent dans ces clichés d’amateurs pris en série se rapportent à l’univers de la vie privée. Placées au centre de l’image, sous un éclairage explicite, les « munitions » voisinent néanmoins avec tout un attirail domestique bien visible dans le cadre. Théoriquement, les télévisions et les étendoirs à linge, les trophées et les balais qui entourent les boîtes de projectiles servent à indiquer l’échelle – on note la présence de deux étuis de cartouches vides dont la taille dépasse largement celle d’une boîte de cigarettes, et de plusieurs munitions vaguement installées, telles quelles, sur des chaises. Pourtant, la cohabitation réitérée de ces objets de guerre et de vie domestique nous parle avant tout de l’évolution des relations entre la vie politique et la vie privée, et de la disparition progressive des lieux qui ne sont pas touchés par la guerre, jusqu’au foyer familial, illusoire et dernier refuge. L’intention de Piller, finalement, n’est pas de réfléchir sur le caractère anodin et terre à terre des sujets ou des rituels dépeints dans son iconographie, ou de se pencher sur notre existence matérielle : il tente plutôt de pallier les lacunes d’une société qui, à l’âge de la représentation de masse, est en train de perdre toutes ses facultés d’expression.
Traduit par Emmanuelle Bouet

Peter Piller vit et travaille à Liepzig et à Hambourg. En 2006, il a remporté le Bâlose Art Prize pour son Art Statement à la foire Art Basel. Ses œuvres ont été présentées dans de nombreux musées et galeries internationales dont Witte de With Center for Contemporary Art (Pays-Bas), Bonner Kunstverein (Bonn), Frehrking Wiesehöfer (Cologne), Barbara Wien (Berlin), ProjectSD (Barcelone), Andrew Kreps (New York) et au New York Photo Festival de 2008.

Cheryl Simon est une artiste, professeure et commissaire qui s’intéresse présentement à la notion de temps dans les nouveaux médias artistiques, ainsi qu’aux pratiques de collection et d’archivage en art contemporain. Elle enseigne les beaux-arts à l’Université Concordia et le cinéma et les communications au Dawson College.

1 Richard Goldstein, « Just Say Noh: The Esthetics of Banality » , Artforum, janvier 1988, p. 81.