Bas Jan Ader, Gravité – René Viau

[Été 2009]

Dazibao, centre de photographies actuelles, Montréal
Du 8 janvier au 21 février 2009
commissariat : France Choinière

Gravité. Le titre de l’exposition n’a rien d’un frontispice plus ou moins fabriqué. Se jouant du déplacement, l’art de Bas Jan Ader fait cohabiter et se rencontrer l’ensemble des valeurs d’emploi de ce mot. Cette gravité dont il est question concerne autant celle « qui peut entraîner les pires conséquences »  que la qualité quelque peu sentencieuse d’un ton, d’une attitude. Et surtout cela a à voir avec le phénomène physique des lois de l’attraction. Chez Bas Jan Ader ces trois sens accolés à ce même terme cohabitent et se rencontrent en une dimension à la fois laconique et poétique qui participe de l’insaisissable. Car, paradoxalement, analyser et décomposer ses films, ses photographies risque d’en briser la cohésion tant le récit ne peut en être fait que dans son exacte description.

Maniant une forme extrême d’ironie et de distance, Bas Jan Ader allie la neutralité « informationnelle » des procédures d’expérimentation et des modes d’opération de l’art conceptuel à une position « mélancolique » voire « romantique » détonante.

I’m too sad to tell you (1971) est l’une de ses œuvres les plus connues. L’artiste s’est filmé en train de pleurer à chaudes larmes. Au-delà de toute tentative d’explication, l’incompréhensible chagrin qui nous est montré déborde vers le non-dit. Le spectateur se perd en conjectures quant à l’origine de ce débordement lacrymal. Une forte émotion est communiquée tant la sincérité de l’artiste est apparente. Cependant les raisons de la tristesse du performeur lui échappe. Celle-ci semble en même temps n’obéir qu’à un cahier de charges strict également livré à l’observateur. Bas Jan Ader se conforme au mode d’emploi écrit au générique et qu’il s’est lui-même prescrit : « Pleurer pour toute la durée du film » . Dénuée de toute motivation plausible, en l’absence de contenu narratif, l’émotion ne deviendrait dans ce film qu’une abstraction, un concept. Plus que cela, le film révoque en fait le côté factice de l’oppositon « art faculté d‘imagination et science de la vérité ». En lieu et place, Ader fait de l’art la possibilité d’une vérité vécue en propre.

Combien de fois a-t-on entendu dire que l’art conceptuel était « aride et sans émotion» ? Intitulée Romantic conceptualism, une exposition de groupe mise sur pied en 2007 par la Kunsthalle de Nuremberg où a été projeté ce film de Bas Jan Ader contredisait cette affirmation. L’exposition démontrait comment un certain néoromantisme et le recours au sentiment participent de cette tendance. France Choinière voit plutôt chez Ader «l’expérimentation de cette idée du tragique ». Son art serait une tentative de « recadrer sans chercher à les valider les motifs clefs du romantisme ». À cet égard, selon elle, les œuvres de Bas Jan Ader démontrent à quel point « l’art conceptuel est redevable de l’esthétique du sublime ».

De la même façon, les performances filmées de ce cascadeur de l’absurde qu’est Bas Jan Ader témoignent d’une certaine forme d’héroïsme dandy. On retrouve ce romantisme de l’exploit inutile mais en version grandiloquente dans le land art que désapprouvait Ader et chez nombre d’autres artistes conceptuels de l’époque. On peut penser en particulier à l’ascension du Kilimandjaro de Richard Long. A contrario, comme chez Matta-Clark qui recusait cette forme atemporelle de tourisme esthétisé ou chez Chris Burden, Ader en se faisant le sujet et l’objet de ses dérisoires et sérielles entreprises icariennes détourne à vide toute quête d’héroïsme qui ne correspond plus au monde dans lequel il intervient.

Se condamnant à la chute et affrontant la catastrophe ordinaire, il n’est question chez lui que d’exploit en pure perte. Se laisser tomber d’un arbre ou du toit d’une maison. Se plonger volontairement dans l’obscurité « qui tombe » en fracassant les ampoules électriques d’un lieu clos (Nightfall) n’est pour Ader qu’un face-à-face avec la mise en épreuve. Son entreprise dès lors ne peut se réduire à une approche de la dérision ou au spectacle de l’échec.

Dans ses films tels Fall 1 (Los Angeles), Fall 2 (Amsterdam), Geometric Fall et Organic Fall où il ne fait que tomber à répétition, Ader tente de comprendre par lui-même les mécanismes qui président tout autant à nos mouvements les plus simples qu’à nos rêves les plus héroïques. À la même époque où les hommes envoient d‘autres hommes sur la Lune, Ader reprend tout à zéro. Son exercice est celui de la fondation. Ce que met à nu son refus de tout spectaculaire, c’est bien la limite de ce que valent nos rêves, de ce que peut le corps, les limites de son énergie comme de ses ressources. En d’autres termes, ni plus ni moins que le réel.

On connaît la suite. La biographie de Bas Jan Ader nous renvoie à ce zéro insupportable et originaire de l’accident. Parti de Cape Cod, l’artiste entreprend en 1975 en solitaire la traversée de l’Atlantique. Un petit voilier de 13 pieds doit l’amener à Land’s End, au Royaume-Uni. Ader voulait faire de ce périple une performance intitulée In Search of the Miraculous II. À son arrivée aux Pays-Bas, une exposition prévue au Musée de Groningen devait en rendre compte. L’embarcation fait nauffrage. Bas Jan Ader meurt, âgé de 33 ans.

Rédécouverte à la fin des années 1980, la figure de cet artiste d’origine néerlandaise qui a surtout vécu en Californie fait aujourd’hui l’objet d’un véritable culte. En 1973, Ader avait monté une installation temporaire à Halifax, au Nova Scotia School of Design and Art. Dazibao présentait cet hiver la première exposition posthume de ses œuvres au Canada.

René Viau est journaliste et critique d’art. Il a collaboré à de nombreuses publications en France et au Québec et est l’auteur de plusieurs ouvrages sur des artistes québécois. Il a publié en 2006 un roman Hôtel Motel Les Goélands (Editions Leméac, Montréal) à l’atmosphère proche du road movie.