Eija-Liisa Ahtila, INT-SCÈNE-JOUR – Colette Tougas

[Été 2010]


Eija-Liisa Ahtila
INT-SCÈNE-JOUR

DHC/ART et Fonderie Darling, Montréal
Du 29 janvier au 9 mai 2010

Présentée dans les deux espaces de DHC (John Zeppetelli, commissaire) ainsi qu’à la Fonderie Darling, l’exposition INT. SCÈNE-JOUR d’Eija-Liisa Ahtila offre une matière dense. Si nous avons eu l’occasion de voir quelques œuvres d’Ahtila dans le cadre du Mois de la Photo à Montréal en 2007 (sous la direction de Marie Fraser qui a également agi comme commissaire à la Fonderie Darling) et ailleurs, le regroupement de huit travaux proposé par DHC fait particulièrement ressortir certains enjeux thématiques, en plus des stratégies narratives (dislocation du temps et de l’espace, entre autres) qui ont fait la réputation de l’artiste.

 Ahtila articule ses propos troublants, qui relèvent de la hantise, de l’obsession et de la psychose, dans des productions raffinées et complexes, dont la mise en espace vise à engager notre réflexion en fragmentant notre perception. Ainsi fragilisés par le dispositif, nous nous trouvons en situation de sentir les états d’être et d’âme des protagonistes. Pourtant, les œuvres d’Ahtila sont terriblement maîtrisées, à l’opposé non seulement de ses personnages en proie à une perte de contrôle, mais aussi de notre malaise. Cette dichotomie se poursuit dans les décors et les costumes : leur sobre élégance ne laisse rien paraître du désordre qui agite la vie intérieure d’êtres éperdus aux sens exacerbés, voire déséquilibrés. En fait, Ahtila nous montre les symptômes du mal.

The House (2002) est peut-être l’installation la plus emblématique du volet présenté à DHC/ART. Une jeune femme dans une maison de campagne perd peu à peu ses repères. En effet, elle imagine que son auto se déplace toute seule, entend des bruits venant d’extrêmement loin, devient obsédée par certains détails, l’extérieur et son monde intérieur devenant ainsi dangereusement poreux, de sorte qu’elle finit par vouloir les séparer et isoler les sons en opacifiant les fenêtres. Elle fait l’annonce suivante : « Dehors, un nouvel ordre s’instaure, un ordre qui est présent partout. »  D’ailleurs, un petit réveil sur une commode semble indiquer que le temps s’est arrêté : il est toujours 13 h 50. On ne connaîtra pas la source de son trouble et, de l’extérieur, rien n’y paraît comme en témoignent les images placides de la fin. Dans Today (1996-1997), un fils vit le deuil douloureux (coupable  ?) de son père, mais c’est la petite-fille qui en témoigne avec un désintéressement typiquement adolescent, qui exprime justement l’incapacité de dire la douleur. L’installation The Present (2001) propose, sur des moniteurs individuels, cinq portraits de femmes souffrant de différentes psychoses qui se manifestent par l’anti-conformisme, l’hallucination ou la rage.

 Le chien est plus qu’un figurant dans l’univers d’Eija-Liisa Ahtila. On le retrouve dans Consolation Service (1999) où la thérapie d’un couple en instance de divorce passe par une séance d’aboiements, The Hour of Prayer (2005) où il tient le rôle principal et, bien sûr, Dog Bites (1992-1997), œuvre étrange où sont croisés la femme et le chien, dans une sorte de rituel obsessionnel.

 Composée de six écrans, Where Is Where ? (2008), l’installation présentée à la Fonderie Darling, nous situe dans un monde écartelé entre la Finlande et l’Algérie, où l’inscription dans le temps et l’espace s’avère difficile. Une poétesse finlandaise est visitée par la Mort. Interprétée par un homme, cette apparition (clin d’œil au Septième Sceau du Suédois Bergman ?) parle d’abord en français : « après que quelqu’un ait frappé à la porte ». On comprendra plus tard que cette phrase renvoie à une nuit, pendant la guerre d’Algérie dans les années 1950, durant laquelle des soldats français ont frappé aux portes des maisons pour réunir hommes, femmes et enfants, et les exécuter. À ces deux espaces-temps différents s’ajoute une tragédie (contemporaine ?) : deux garçons algériens assassinent un gamin français, leur ami, parce qu’ils estiment qu’aucun Français n’a jamais été puni pour le meurtre des Algériens. Ils ont donc décidé de se faire justice. L’histoire devient un cas de conscience pour la poétesse qui en parle à sa pasteure. En parallèle, les enfants sont interrogés par des pédagogues et un psychanalyste, et c’est par cet interrogatoire (extrait d’un ouvrage de Frantz Fanon) que le récit défile.

 Les personnages (souvent des femmes) d’Ahtila sont hantés, comme si être vivants signifiait être habités par la vie. Ce serait elle qui ferait ramper, léviter et hurler. Comme une entité, elle nous parviendrait, par le truchement parfois trompeur des sens, s’infiltrerait en nous, dans nos rêves, notre réalité et notre conscience. Ainsi, c’est en démultipliant le mental et le réel, comme dans un prisme, que l’artiste nous entraîne vers une réflexion sur la plus grande des oppositions, celle qui existe entre la vie et la mort.


Colette Tougas est traductrice, réviseuse et éditrice. Elle a collaboré à diverses revues, a agi comme commissaire d’exposition et a été membre de différents conseils d’administration et comités consultatifs.

 

 
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