Nelson Henricks – Charles Guilbert

[Été 2010]


par Charles Guilbert

Nelson Henricks
VOX, centre de l’image
contemporaine, Montréal
Du 7 novembre au 19 décembre 2009

Au cœur de l’exposition de Nelson Henricks se trouve une question profonde : qu’est-ce que la voix ? D’ailleurs, la plus vaste des quatre installations vidéo présentées a pour titre Les Sirènes / The Sirens, en référence aux voix sublimes mais meurtrières qu’Ulysse seul eut le courage d’entendre.

Premier constat étonnant : nulle part dans la galerie ne résonne la voix de l’artiste, qui souvent, en off, a été la matière première de ses œuvres. On n’y entend dans toute l’exposition que deux voix humaines (de femmes), et cela, quelques secondes à peine. L’une d’elles, celle de Jane Birkin, répète de façon sensuelle, presque extatique : « Nelson ». On reconnaît tout de suite Melody Nelson, la chanson de Serge Gainsbourg dont l’artiste a échantillonné un tout petit extrait pour que résonne son prénom. On sourit de cette facétie qui, en fait, n’en est peut-être pas une, puisqu’elle met en jeu d’intéressantes questions identitaires. Par cet extrait, l’artiste pose en même temps la question de l’origine (d’où vient mon nom ?), de l’identité sexuelle (puis-je, moi, m’approprier un nom de femme ?), du désir (qui est cette femme qui m’appelle ?) mais aussi du rapport au père (mon nom ne peut-il advenir qu’en faisant disparaître un patronyme ?).

La vidéo énigmatique où l’on retrouve ce passage se présente d’ailleurs en intertitre comme un projet de portrait. On y voit l’artiste, muet, se languir, se cacher de façon ridicule derrière des meubles, danser maladroitement et se raser les jambes, puis la barbe. Malgré la rareté des paroles, dans cette œuvre qui se présente comme « mineure » (ne serait-ce que par son titre : Échec/Failure), on retrouve la « voix » Henricks. Bakhtine définit le roman comme une polyphonie où se rencontrent et dialoguent plusieurs discours. Dans les vidéos de Henricks, ce dialogisme advient à l’intérieur même des soliloques. Par ses images comme par son texte qui défile à l’écran, il nous entraîne d’une tonalité à une autre, parfois comique et d’autres fois grave, autoréflexif puis lyrique, toujours en mouvement, insaisissable. À l’écoute de nos propres zones d’incertitude, on suit cette voix qui se cherche.

Dans l’émouvante installation Les Sirènes / The Sirens, à quatre écrans et trois haut-parleurs, on retrouve le jeu des tonalités. Tour à tour scientifique, anecdotique, romantique et philosophique, l’artiste explore le thème de la voix humaine en donnant à celle-ci une signification presque hors de portée. Il évoque d’abord la voix par son absence, présentant, par exemple, l’image silencieuse d’un vumètre à l’aiguille qui oscille. Les voix affolantes de sirènes, nous ne les entendrons pas. Plutôt, l’artiste, dans des cadrages souvent serrés, présente des objets qui, manipulés, émettent des bruits par moments à la limite du supportable : un doigt tourne sur le bord d’une coupe en verre, un couteau rebondit sur les cordes d’une guitare électrique.

Par le son comme par l’image, Henricks nous plonge dans un mutisme dense où ses mots, projetés sur l’écran comme dans un film muet, nous saisissent. Il écrit : «Lorsqu’on entend la voix, on entre dans un lieu où les mots sont absents ». C’est l’inverse qu’il nous fait vivre dans son œuvre : en nous donnant ses mots à lire, il nous éloigne du lieu de la voix afin d’en faire sentir toute l’importance.
Cette voix, qu’il décrit comme hors du temps, il l’imagine dans un étonnant continuum des sens : « Si tu chantes plus haut que la note la plus haute, cela devient lumière. Plus bas que la note la plus basse, cela devient toucher. » Ainsi, partout où la voix n’est pas, elle y est presque : dans ce rayon de lumière sur le disque vinyle, par exemple, ou sous la piqûre de l’acupuncteur.

Si la voix n’est nulle part mais partout, c’est qu’elle donne accès à l’expérience la plus intense qui soit. Celui qui chante, dit l’artiste, éprouve du bien-être parce qu’il se sent lié au monde : « Lorsque je sens le monde entier en moi, je sais que je chante bien. » Cette relation entre le sujet et l’Autre rendue possible après la coupure créée par la voix, Denis Vasse en montre la portée dans L’ombilic et la voix : « En cette rupture instauratrice du sujet et de l’Autre, de l’identité et de l’altérité, la voix se trouve être à l’origine des catégories de temps et d’espace : elle sépare l’ici du là-bas, l’avant de l’après. […] Dans son rapport constant à la voix, la parole maintient ouverte la question de l’origine, comme lieu de surgissement du sujet. »1

Toute l’exposition, muette, nous ramène à cette question de l’origine en interrogeant, non sans humour, notre rapport au désir, au temps et à l’identité.

En sortant de la galerie, on ressent un vertige délicieux, à la fois léger et très ample. C’est, entre autres, ce que produit depuis 25 ans la voix de cet artiste.

1 Denis Vasse, L’ombilic et la voix, Paris, Seuil, 1974, p. 216.

Charles Guilbert est titulaire d’une maîtrise en études littéraires. Artiste multidisciplinaire, il écrit, dessine, chante et réalise des vidéos.
 

 
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