Edward Burtynsky, Eau et pétrole – John K. Grande

[Automne 2010]

Edward Burtynsky, fondateur et président de Toronto Image Works, laboratoire de photographie numérique et centre de formation technologique de premier plan, a capté des images emblématiques de l’intervention humaine sur le paysage, dans des œuvres dont l’ampleur et l’échelle mettent en évidence la façon dont ces activités et les superpositions entre nature et culture affectent un lieu. Citons notamment China, Quarries (Carrières) et Oil parmi ses derniers ouvrages. Burtynsky a un œil pour le sublime, hérité de photographes et de peintres comme Carleton Watkins et Caspar David Friedrich, mais le sujet de ses photographies est d’une importance cruciale pour notre ère mondialisée.

par John K.Grande

Edward Burtynsky
Eau et pétrole
PAR John K. Grande

John K. Grande : Edward, parlez-nous de ce qui vous a amené à documenter l’enfoncement de la plate-forme Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique.
Edward Burtynsky : Si vous regardez mon parcours, vous verrez que je me suis rarement occupé des désastres écologiques. Ce n’est pas mon propos. Pour moi, les désastres surviennent quand on a fait des abus. Une mine ou une nappe de pétrole, ce sont d’abord des paysages intentionnels. Je travaille actuellement sur une remise en question de notre usage de l’eau. Mon travail sur le pétrole a été publié l’an dernier sous forme de livre chez Steidl. L’eau et le pétrole s’unissent maintenant pour me conduire au golfe du Mexique, vers cet événement qui représente un instant visuel dans le déroulement de notre histoire. Deepwater Horizon témoigne de notre avidité en matière de pétrole. En fait, l’unique motif de notre entretien d’aujourd’hui, c’est l’eau. L’eau est au cœur de tout, y compris de notre existence, et le pétrole lui doit son origine – cette ancienne vie marine ramenée à la surface 150 millions d’années plus tard – si bien qu’on assiste à l’expression trop longtemps retenue de cette énergie accumulée, qui se répand maintenant dans le Golfe.

JKG : Comment en êtes-vous venu à considérer la question du pétrole?
EB : Je photographiais un dérivé de l’énergie pétrolière : l’exploitation des mines et des carrières. La taille des machines d’extraction est telle que leur fonctionnement exige de grandes quantités d’énergie provenant du pétrole et du gaz. Ces industries gigantesques s’activent à l’arrière-plan pour alimenter notre mode de vie. Ce que j’appelle « ma révélation sur le pétrole » est survenue en 1997. En photographiant ces mines, j’ai pris conscience que tout – la masse d’activités indispensables à notre économie, étant donné la taille de la population mondiale et son accroissement rapide – repose sur notre capacité à démultiplier notre empreinte écologique à l’aide du pétrole, du charbon, du gaz naturel, des hydrocarbures qui contribuent massivement à cette croissance sans précédent. Je photographiais les mines pour que ces sites qui demeurent en marge de notre conscience soient amenés au grand jour. Je n’avais aucune notion des sources de cette énergie ou de son apparence, du type de paysage d’où elle est extraite, ni même des processus impliqués par son raffinage. Je voulais également établir, visuellement, une narration sur les conséquences de cette énergie – les mégalopoles, le transport, etc. Tout cela n’existe que par la magie de ce liquide noir.

JKG : Lorsque vous avez photographié la fuite de pétrole dans le golfe du Mexique, vous êtes-vous heurté à des restrictions?
EB : Tous les pilotes survolant les lieux doivent respecter une ligne indiquée par leur GPS, et qui change constamment : on peut voler à n’importe quelle hauteur, mais dès qu’on atteint cette zone, la consigne est de voler à trois mille pieds. Pourquoi trois mille pieds, on ne le sait pas vraiment, mais il faut reconnaître qu’à cette altitude, il devient difficile de distinguer ce qui se passe, les détails sont absorbés par la distance. On voit surtout les reflets de la nappe de surface. Le pétrole brut proprement dit a des nuances rougeâtres. Par endroits les deux se mélangent. Le pétrole ne vient à la surface que si la mer est très calme, alors que le clapot fait descendre le pétrole et l’obscurcit. En regardant bien, on remarque que le pont des bateaux naviguant là est désert, car les hydrocarbures en évaporation rendent l’air très toxique. Sans masque, sur un pont ouvert, les marins seraient terrassés par les toxines. L’utilisation des dispersants en profondeur a produit des amas sous-marins de gouttelettes de pétrole, qui diminuent l’oxygène de l’eau. Les poissons nageant dans ces zones reçoivent moins d’oxygène et le pétrole s’accumule dans leurs branchies.

JKG : Si le forage en mer subit des restrictions, les gisements de l’Alberta vont sans doute connaître une exploitation intensive.
EB : Cela pourrait surtout accélérer le déclin du pic pétrolier. Il est clair que les réserves facilement accessibles ont maintenant disparu. Cet accident est intéressant, car il est révélateur de notre tendance à désirer toujours plus, ce qui nous pousse à nous aventurer dans des zones à risque. Je note d’ailleurs que je suis revenu de ma première visite dans le golfe du Mexique avec plus de questions que de réponses. Il y avait beaucoup de mystère autour de la quantité de pétrole qui se répandait et de l’étendue des dégâts. BP récupère actuellement quinze mille barils de pétrole par jour, donc la fuite ne pouvait pas être de cinq mille par jour au départ, comme elle le prétendait. Des tonnes de pétrole continuent à se répandre. BP doit verser une amende calculée au nombre de barils répandus, alors elle a intérêt à minimiser les chiffres autant que possible.

JKG : Comment contrôler les effets de cette économie mondiale en mode accéléré?  Peut-on maîtriser le rythme de production et de consommation? Les systèmes économiques s’effondrent à cause du volume croissant des importations, entraînant la faillite des usines. Qui peut gérer la situation? Que peut-on faire?
EB : Je pense que personne n’a la maîtrise de la situation. Nous avons fabriqué un modèle nommé capitalisme. Un autre modèle du passé fut nommé communisme. Celui-ci était censé être plus équitable, l’autre étant axé sur le gain personnel. Le modèle équitable a échoué à cause de la corruption, d’une distribution injuste et d’un manque de motivation individuelle. L’animal humain a besoin d’incitatifs : privé de motivation, il perd son élan.

JKG : Quelle est la motivation de l’art à notre époque? Je crois vraiment que la conception de l’art selon les romantiques était une construction. Je trouve que vos photos ont la même théâtralité, avec l’ampleur et la majesté que lui confère la Nature. Le tableau du peintre romantique Caspar David Friedrich intitulé The Sea of Ice (1823-1824), qui représente un navire perdu au milieu des glaces, en combinant des éléments proches et lointains, me fait penser à vos photos, d’une certaine façon.
EB : On se sent insignifiant par rapport aux forces de la Nature. Nous avons un petit rôle dans un vaste théâtre. Je crois que Friedrich m’a inspiré!

JGK : Il me semble que votre travail photographique joue un rôle important en nous apportant une perspective sur ce que nous faisons à la planète Terre, dans la mesure où la qualité visuelle et plastique de votre art correspond à ce que les humains préfèrent. Nous sommes continuellement en train d’absorber des images, par la publicité, les écrans sur lesquels nous travaillons et nos environnements quotidiens.
EB : Nous sommes tellement bombardés d’images, mais nous ne les approfondissons pas… Lorsqu’on pense aux images diffusées dans le domaine public qui ont eu de l’impact – une vidéo montrant Rodney King passé à tabac par les policiers, et qui a déclenché les émeutes de Los Angeles, ou encore les photos prises à Abou Ghraib –, on remarque que leur mauvaise qualité ne les a pas empêchées d’avoir une influence notable, alors que personne ne regarde les incroyables photos de James Natchtwey sur la guerre – on se demande comment nous en sommes arrivés là.

Nous sommes ce que nous mangeons. Beaucoup d’entre nous passent plusieurs heures par jour à conduire une voiture pour aller au travail et en revenir, ou à regarder des écrans : ces outils que nous utilisons influencent largement nos schémas de comportement. Les gens sont moins conscients de ce qui les entoure et du fonctionnement de notre planète. Une connaissance de l’organisation du monde, associée à une conscience de notre rapport physique et spirituel à la nature, pourrait bien être exactement ce dont nous avons besoin pour sauver notre civilisation, ainsi qu’un sens de nos limites – reconnaître que tout  n’est pas indistinctement à notre portée.

On entend souvent trois types de discours erronés sur la question. Le premier, sur notre rapport avec la Terre, dit que tout va bien, que le capitalisme est parfait et que nos ressources sont infinies. Les grandes compagnies pétrolières et les multinationales ont tout intérêt à véhiculer ce discours selon lequel « tout va bien » dans le monde, maintenez vos activités… et continuez à consommer. Les scénarios publicitaires conspirent à nous faire croire que si nous pouvions simplement acquérir ceci ou cela, le monde se porterait bien et nous serions heureux. On dépense beaucoup d’argent pour nous convaincre de nos besoins – imaginez par exemple une campagne de plusieurs billions de dollars pour nous persuader d’acheter des chaussures ! La deuxième théorie prétend que la science réussira à tout arranger. Juste avant de sombrer, nous serons repêchés in extremis et sauvés par la science – c’est un scénario que j’appelle « La science, super-héros ». La troisième version de l’histoire, plus sombre et apocalyptique, veut que nous soyons tous condamnés à disparaître et qu’il n’y a aucun espoir. Personnellement, je continue d’espérer que notre entreprise humaine possède fondamentalement la lucidité et l’instinct de survie nécessaires pour évoluer vers une situation viable, si seulement on en développe la volonté.

Si on examine ce qui s’est passé jusqu’ici, il est frappant de constater que la plupart des grandes tragédies n’arrivent pas soudainement, elles s’installent lentement. Une variété d’arbre s’éteint, une espèce animale ne trouve plus de quoi assurer son régime alimentaire, alors elles disparaissent. Certes, les humains sont d’une grande ingéniosité, mais nous avons besoin d’une conscience de nos limites qui respecte la limite.
Traduit par Emmanuelle Bouet

John K. Grande est l’auteur de Balance: Art and Nature (Black Rose Books, 1994), de Art Nature Dialogues: Interviews with Environmental Artists (State University of New York Press, 2007) et de Dialogues in Diversity: Art from Marginal to Mainstream (Pari Publishing, Italie, 2008). Ses derniers ouvrages comprennent The Landscape Changes (Propect/Gaspereau Press, 2009) et Natura Humana: les installations de Bob Verschueen (Éditions Mardaga / Façons de voir, 2010).
 

 
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