Chuck Samuels, Before Photography – Chuck Samuels, La figure du photographe

[Hiver 2011]

Les photographies de Chuck Samuels ont fait l’objet de nombreuses expositions, publications et acquisitions, tant au Québec et au Canada qu’à l’étranger. On a pu voir ses installations et ses œuvres vidéo à l’occasion d’événements incluant plusieurs festivals canadiens du film et de la vidéo, et ses photographies figurent dans de nombreuses collections au Canada, en France, en Belgique et aux États-Unis. Sa toute dernière installation associant la photo et la vidéo, Before Photography, a été présentée par Dazibao, centre de photographies actuelles, et VU, centre de diffusion et de production de la photographie à Québec. Chuck Samuels vit et travaille à Montréal, où il est directeur général du Mois de la photo.


par Chuck Samuels


Chuck Samuels :
Plus d’un critique, dont moi-même, avons remarqué que la distinction est souvent floue entre les aspects critique et autobiographique de votre travail. Pouvez-vous nous décrire la façon dont ces deux éléments se manifestent dans Before Photography ?
Chuck Samuels : Comme beaucoup de mes œuvres antérieures, Before Photography porte essentiellement sur mon rapport à la mémoire, à la photographie et au cinéma. Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet, ma fille était au milieu de l’adolescence, et les difficultés apparues dans notre relation ont déclenché une réflexion sur ma relation avec mon propre père, et plus généralement sur les liens et les tensions entre parent et enfant. J’ai alors eu une révélation : j’ai pris conscience que mon père, photographe amateur plutôt doué, exprimait son amour pour sa famille par l’intermédiaire de son appareil. Et j’ai soudain compris pourquoi je suis devenu un photographe qui se photographie souvent. Mais pourquoi mon père s’est-il tourné vers la photographie ?

Dans Chuck Goes to the Movies, je suis l’appareil photo. Je suis le photographe. Je suis la photographie. Et bien sûr, je suis le sujet. Je suis un acteur qui joue tous ces rôles dans un film […]

L’intention première de Before Photography était d’examiner cette question en particulier, mais progressivement je me suis retrouvé entraîné dans une exploration où, complètement perdu, j’errais sans fin entre mes propres souvenirs de films, l’iconographie cinématographique collective de la génération à laquelle appartenait mon père et ce que j’imaginais être les souvenirs paternels. Le projet a finalement pris la forme d’un voyage visuel dans l’univers du cinéma populaire et de la télévision à l’époque de mon père (avant le moment où, en 1967, il m’a initié à la photo), par lequel je tente de faire apparaître en quoi la photographie l’a séduit. Cela m’a également inspiré pour la création des autres éléments qui composent Before Photography.

CS : Oui, j’ai le sentiment que l’ensemble du projet est hanté par la présence de votre père. Ce qui nous ramène inévitablement à la question de sa nature autobiographique.
CS : Avant d’expédier rapidement cette question, laissez-moi d’abord vous dire ceci. Parmi mes souvenirs d’enfance les plus chers figurent les instants où, debout, la tête appuyée contre le ventre paternel, je regardais à travers le viseur de son appareil photo qu’il portait accroché au cou par une courroie de cuir brun. Je me rappelle distinctement l’odeur animale et musquée émanant de l’étui en cuir, la sensation froide et automnale de l’appareil en métal dans mes mains, et l’appel irrésistible du déclencheur. Mon père me recommandait de ne prendre aucune photo, mais j’étais incapable de résister. J’appuyais invariablement sur le déclencheur.

En 1967, ayant entrepris de m’initier à la photographie, mon père m’a donné mon premier appareil, un Zeiss Super Ikonta d’après-guerre, merveilleux petit appareil complexe pour négatifs moyen format. Je me souviens de l’arôme de cuir émis lorsqu’il s’ouvrait d’un coup, libérant l’objectif qui s’avançait automatiquement sur ses rails, tandis que le soufflet se dépliait précipitamment à sa suite. Mon père m’a photographié avec cet appareil juste avant de me le donner, si bien que la première image, sur mon premier rouleau de film, est ce portrait de moi. Dès le début (et peut-être même avant), l’apprentissage et la pratique de la photographie sont liés pour moi à un attachement fétichiste pour l’appareil photo.

Mais en dépit de ces considérations nostalgiques, je dois insister sur le fait que Before Photography, comme le reste de mon travail, n’est pas fondé sur une histoire vraie. En réalité, dans la mesure où cela concerne mon œuvre, je pourrais parfaitement avoir inventé tout ce que je viens de vous dire.

CS : Le spectre de l’appareil photo, nettement perceptible dans la plupart de vos projets, voire dans tous, sert de point d’ancrage à l’aspect autoréférentiel de votre travail. Mais l’appareil n’a jamais été aussi présent que dans ce projet, Before Photography. On a presque l’impression qu’il devient un personnage (ou des personnages) du projet. La section intitulée Chuck Goes to the Movies, avec son vaste assortiment d’équipements photographiques et son jeu sur la figure du photographe, pourrait-elle être considérée comme le cœur de votre exploration de l’image ?
CS : Dans Chuck Goes to the Movies, je suis l’appareil photo. Je suis le photographe. Je suis la photographie. Et bien sûr, je suis le sujet. Je suis un acteur qui joue tous ces rôles dans un film – dans beaucoup de films, qui ne sont pas nécessairement bons. Mais pour répondre à votre question, non, ce n’est pas le cœur du projet mais probablement la plus délirante, fascinante et accessible des quatre sections qui composent Before Photography. Chuck Goes to the Movies et Chuck’s Home Movies traitent littéralement de ma place dans la photographie et le cinéma, tandis que Chuck’s Family Photos et The Last Words on Photography établissent des liens entre ma famille, mon initiation à la photographie et l’importance de cette discipline dans ma vie. Mais il y a également un réseau de références croisées entre chacune des quatre composantes. Par exemple, l’appareil photo joue un rôle significatif dans chacune des sections. Les deux films vidéo ont en commun une sorte de cacophonie audiophonique et visuelle; The Last Word on Photography fait écho à l’impénétrable chaos des souvenirs personnels et des tentatives de reconstitution; Chuck’s Home Movies laisse résonner l’ampleur de notre mémoire collective du cinéma. Et, bien entendu, j’apparais dans toutes les sections du projet.

CS :
Oui, je m’en suis aperçu. Vous êtes votre propre modèle dans beaucoup de vos projets, et vous vous êtes insinué dans l’œuvre d’autres artistes. Comment parvenez-vous à gérer les connotations narcissiques et le culte de la personnalité que cette autoreprésentation et cette autopromotion peuvent véhiculer ?
CS : Je ne suis pas certain d’apprécier cette question, surtout de votre part. Pourquoi cette question au juste ?
CS : Il est essentiel d’approfondir cette notion ici, même si elle vous déstabilise. Mais nous pouvons, vous et moi, nous conforter dans l’idée que si l’on ne considère pas Zelig comme une autobiographie de Woody Allen, il devient évident que l’acte de me photographier revient à diriger l’appareil vers lui-même, à examiner la photographie, et dans une moindre mesure le cinéma, pour voir comment cela fonctionne, ou ne fonctionne pas. On pourrait dire que je m’utilise comme une doublure de la photographie ou du cinéma, ou comme une sorte de cascadeur.

Depuis ma première exposition en 1980, j’ai élaboré des œuvres autoréférentielles – ou des œuvres mettant en question le médium – et dans nombre de ces projets je me suis photographié (et filmé) pour mieux orienter le regard du spectateur sur la nature même de la photographie et du cinéma. En me basant sur cette approche, j’ai commenté la futilité de la pulsion documentaire avec The Mission of Photography… (1985), examiné la façon dont les spectateurs acceptent comme normales certaines représentations photographiques de la nudité féminine avec Before the Camera (1991) et médité sur la représentation de l’Autre au cinéma avec Psychoanalysis (en collaboration avec Bill Parsons, 1996).

CS : Je vois. Si vous êtes, comme vous le prétendez, l’incarnation de la photographie, alors la période qui précède celle où vous êtes devenu photographe – donc avant 1967 – pourrait être définie comme un temps « avant la photographie ». Ne serait-ce pas la raison d’être du titre, Before Photography ?
CS : Vous êtes très malin. Pourquoi n’essayez-vous pas de me poser une question qui pourrait m’obliger à admettre la nature fondamentalement autobiographique de l’œuvre, que je persiste à nier ?

CS : Très bien. Qu’avez-vous appris en produisant Before Photography ?
CS : J’ai des oreilles beaucoup plus grandes que celles de la plupart des vedettes de Hollywood.

Traduit par Emmanuelle Bouet

Les photographies de Chuck Samuels ont fait l’objet de nombreuses expositions, publications et acquisitions, tant au Québec et au Canada qu’à l’étranger. On a pu voir ses installations et ses œuvres vidéo à l’occasion d’événements incluant plusieurs festivals canadiens du film et de la vidéo, et ses photographies figurent dans de nombreuses collections au Canada, en France, en Belgique et aux États-Unis. Sa toute dernière installation associant la photo et la vidéo, Before Photography, a été présentée par Dazibao, Centre de photographies actuelles, et VU, Centre de diffusion et de production de la photographie au Québec. Chuck Samuels vit et travaille à Montréal, où il est directeur général du Mois de la photo.

Chuck Samuels, en tant que critique d’art indépendant, a rédigé très occasionnellement des articles pour des magazines d’art contemporain comme Mix, Fuse et Vanguard (en collaboration avec Moira Egan). Il est l’auteur d’un essai paru dans Women and Men : Interdisciplinary Readings on Gender, dirigé par Greta Hofmann-Nemiroff, publié par Fitzhenry-Whiteside en 1987.

 
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