Runa Islam – Julien Champagne

[Hiver 2011]

Runa Islam
Musée d’art contemporain de Montréal
Du 21 mai au 6 septembre 2010

«Si ton regard était plus subtil, tu verrais toutes choses se mouvoir»
— F. Nietzsche, Fragments posthumes

Soustraire le dispositif cinématographique à ses architectures et lieux de coutume pour l’implanter au musée fut de toujours un moyen d’interroger les mécanismes du film, de la perception, sinon la nature même du réel. En effet, ce type de migration médiatique provoque souvent, chez le média concerné, un démantèlement de ses propriétés et une remise en perspective de ses fonctionnements. Dans le cas du cinéma – cette machine à (re)produire de la réalité – il semble que ce soit, de fait, les espaces de la perception et de la cognition visuelles qui en soient le plus distinctement dégagés. Qu’est-ce effectivement que l’exercice du voir  ? Quelles postures du corps et de la pensée lui sont-elles attribuables et comment celles-ci influencent-elles le découpage de notre savoir  ? Voilà autant de questions que soulève à son tour le travail de l’artiste londonienne d’origine bangladaise, Runa Islam.

Dans l’exposition que lui consacrent, en cotutelle, le Musée d’art contemporain de Montréal et le Museum of Contemporary Art de Sydney (Australie), cinq installations conçues autour de projections de films 16 mm et une œuvre photographique font effectivement état de telles réflexions. Montée dans la grande salle arrière du musée montréalais, l’exposition instaure d’entrée de jeu un véritable face à face avec l’œuvre Assault (2008). Sur un petit écran suspendu à hauteur de tête, est projetée – par un projecteur posé sur socle – l’image muette du visage d’un homme androgyne assailli de jets lumineux de différentes teintes et intensités. Forçant le modèle à plisser continuellement les yeux, parfois même à se les couvrir de la main, l’œuvre semble dès le départ indiquer, dans sa manifestation la plus pragmatique et corporelle, le sujet unificateur de l’exposition : le regard. Car voilà bien le centre de l’œuvre d’Islam, qui, toujours, joue sur l’ambiguïté de ce qui est vu, connu et ressenti. Ce regard, c’est d’abord celui qui dans Assault, s’affiche, chez l’individu filmé, à la fois inquiet mais déterminé, résigné mais impatient, soumis mais aussi violent dans son ambition de connaître et de ressentir. Celui qui, ensuite, parvient aussi à s’arrimer à notre propre condition de regardeurs, confrontés que nous sommes, devant ces œuvres, au travail de la durée, de la contemplation et de la hantise, thèmes avec lesquels l’artiste renoue sans cesse.

Il faut, il est vrai, prendre le temps. Prendre le temps d’admirer le riche paysage du quotidien, sinon d’attendre l’évènement qui n’arrive pas, là seulement pourront surgir les fantômes d’un monde captif de ses présuppositions ; telle est peut-être la logique insufflée par le travail d’Islam. Par exemple, l’œuvre Untitled (2008-2009) présente des vues rapprochées, fixes et floues d’un portrait de famille épinglé sur un mur. Les visages et les corps des individus photographiés, ainsi assujettis au faible indice d’iconicité, se transforment aussitôt en une poésie primaire des formes, des masses et des ombres. Ceux-ci deviennent en ce sens le terrain d’apparition d’autres choses : comme une page où se composerait une syntaxe de vides, de pleins, de lumière et d’obscurité. Et dans leur démembrement, ces corps se réarticulent comme le fait d’un autre visage de la réalité – à la manière du cinéma lui-même. Ici comme ailleurs, tout témoigne chez l’artiste de cette volonté de lier le visible à l’invisible. Dans The House Belongs To Those Who Inhabit It (2008) la caméra se déplace latéralement en zigzaguant de haut en bas dans ce qui semble une usine abandonnée. L’étrangeté des mouvements de caméra – qui ne répondent ni à l’architecture du lieu, ni même à une quelconque action – fait bientôt imaginer des êtres fictifs se déplaçant dans le cadre. Peut-être sont-ce les spectres de graffiteurs anonymes dont la présence est suggérée par le son d’une bombe aérosol. Ou n’est-ce que l’effet d’une image ouverte, sujette à toutes formes de l’apparaître.

Ainsi les représentations vues dans l’exposition sont-elles rabattues sur «une expérience phénoménologique de fond», comme l’explique le commissaire Marc Lanctôt. C’est-à-dire sur l’apparition de présences qui ont toutefois ceci de particulier qu’elles nous informent à propos de leurs propres moyens de fabrication. Ici elles se manifestent par un déréglage de la mise au point, là par d’étranges mouvements de caméra, puis ailleurs, au moyen de ralentis, comme dans Be The First To See What You See As You See It (2004), ou à l’aide d’un éclairage aux forts contrastes dans ce qui constitue probablement l’œuvre la plus formaliste de l’exposition : Magical Consciousness (2010) commandée par les musées organisateurs. Et par cette magie de l’apparition intelligente, Islam renverse la voix usuelle de la machine-cinéma, la faisant chanter ses propres mécanismes de cognition audiovisuelle, sinon siffloter, plus discrètement, la multiplicité du perçu.

Julien Champagne est étudiant à la maîtrise en histoire de l’art et rédige présentement un mémoire portant sur le cinéma d’exposition. Aussi artiste visuel et sonore, son travail a été présenté au Québec. Il a récemment collaboré aux revues ligne-de-fuite.net et Intermédialité.

 
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