Corine Lemieux, En cours de route – Anne-Marie St-Jean Aubre

[Printemps/Été 2011]


Corine Lemieux
En cours de route

Galerie Joyce Yahouda, Montréal
Du 14 octobre au 11 décembre 2010

en cours de route constitue la troisième exposition du parcours photographique de Corine Lemieux, amorcé en 2001 avec Rencontre du 3e type, qui montrait davantage des mises en scène et des jeux sur l’autoreprésentation et l’hybridation des genres. Tout est relié suivait en 2003, mélangeant les clichés issus d’albums de famille de son entourage à ses images, passées et présentes, afin de suggérer l’existence d’un dialogue commun tramant les vies de tous et chacun.

Alors qu’en 2003, chez Optica, Lemieux avait opté pour un accrochage éclaté rappelant, sans en avoir l’exubérance, les installations photographiques de Yan Giguère, en cours de route est plus sobre dans sa pré­sentation. Linéaires à une exception près, les regroupements formés de deux, trois ou quatre photographies généralement de mêmes dimensions se déploient sur les murs blancs de la galerie comme des mots sur du papier ligné, un à la suite de l’autre, une image ponctuant parfois la fin ou le début d’une série en se détachant du lot. Ce choix de l’artiste affirme différemment son intérêt pour le langage, qui lui permet entre autres de rendre visible cette part de la réalité qui reste autrement difficilement perceptible puisqu’elle est immatérielle – je pense notamment ici à la densité d’un moment, d’une émotion, d’une ambiance. Présents déjà en 2003 sous la forme de petits cartels descriptifs ou narratifs, les mots interpellaient directement le spectateur ou lui donnaient accès à une parcelle de conversation intérieure qu’il devait tenter de contextualiser à l’aide des photographies l’environnant. Dans cette nouvelle série, ils font partie intégrante des images et sont captés de la même façon que les scènes et motifs proposés au regard. Ce sont des « mots trouvés » marquant le paysage urbain, dont la fonc­tion initiale est détournée lorsqu’ils sont insérés en tant qu’« image-vocable » dans les phrases visuelles formées par l’enchaî­­nement des photographies. Jouant un rôle d’ancrage sémantique, ces « images-vocables » mettent en évidence un élément fondamental de la pratique photographique de Lemieux, soit la pluralité des usages possibles d’une même photographie qui, à la manière d’un mot servant de base à la construction de plusieurs phrases, peut être redéployée dans d’autres regroupements au fil du temps. Eduardo Ralickas, commissaire de la dernière exposition en trois lieux de Raymonde April, Équivalences 1-4, mettait justement au jour ce mode de fonctionnement développé par April qui accumule un « fond photographique » auquel elle puise depuis maintenant plus de trente ans1.

Sans aucun doute, April est une influence pour Lemieux, bien que leurs images ne jouent pas exactement sur le même registre. Celles de Lemieux sont moins séduisantes au premier regard, et leur composition semble moins étudiée. Comme elle le précise : « […] je retiens tant des photos qui répondent aux critères établis de ‘qualité’ et de ‘beauté’, voire d’une certaine forme de sublimité, que des photos dites mal cadrées, sous-exposées, surexposées, floues ou avec un point de vue contrarié.2 » Bien sûr, l’image est importante, mais c’est davantage le processus menant à sa réalisation qui fonde son travail. Sincèrement investie dans sa démarche, Corine Lemieux travaille toujours avec du film puisque cette contrainte matérielle – un rouleau ne permet que 36 poses – l’oblige à être sensible au moment de la prise de vue, au geste, à la qualité de l’événement qui a lieu devant son objectif. C’est par la suite qu’elle numérise ses négatifs pour produire des impressions numériques. Jamais modifiée ou recadrée, l’image est toujours imprimée dans son intégralité. Elle traduit ce moment d’extrême attention, de présence relevant, afin de les offrir à la vue, des événements familiers qui, par leur répétition, perdent de leur attrait alors qu’ils forment le tissu même de nos vies. Après l’excitation liée à l’attente qu’engendre le développement, et la surprise provoquée par l’appréhension des résultats, vient l’étape de la sélection et du couplage, où un deuxième niveau de réflexion s’installe. Sont notamment retenues les photographies qui, par la non-synchronicité des gestes y étant faits, par les corps et objets s’y faisant obstruction et par les regards égarés y figurant, rendent visible la complexité de l’instant condensé – dont une fraction de seconde se trouve ici décomposée en une multiplicité de petits gestes nous échappant normalement puisqu’ils ont lieu en simultané. Entre ces images chargées, d’autres, paisibles – de la vigne créant un motif de dentelle en se détachant sur un ciel bleu, une ombre au mur, un bouquet de lys dans une théière –, permettent autant de pauses, de respirations, rythmant le phrasé.

On aurait tort de ne voir dans ces images qu’un ensemble de snapshots bon pour l’album de famille, dont la visée est simplement de témoigner du déroulement d’une vie. S’il est vrai que l’on reconnaît, de photographie en photographie, les mêmes individus peuplant ses images, il s’agit moins pour Lemieux de raconter sa vie que de célébrer ce qui semble banal dans le quotidien – fixant sur pellicule afin de nous en faire prendre conscience des éléments auxquels les regardeurs seront plus susceptibles de s’identifier pour forcer le regard à s’y arrêter au moins quelques instants. en cours de route ne montrait toutefois qu’un trop bref aperçu des images rassemblées dans le livre éponyme, édité par Sagamie en 2010.
Or, c’est dans l’accumulation que ces photographies prennent toute leur ampleur, puisqu’on a alors accès à la démarche de l’artiste dans ce qu’elle a de systématique, de primordial.

1  Voir le texte du communiqué de l’exposition : http://www.galeriedonaldbrowne.com/images/april/April-%20facsiculew.pdf (consulté le 18 février 2011).
2 Texte de démarche de l’artiste.

 
Anne-Marie St-Jean Aubre a terminé une maîtrise en Étude des arts à l’Université du Québec à Montréal en 2009. En tant que commissaire indépendante, elle a organisé l’exposition Doux Amer à la maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce (été 2009). En plus de contribuer régulièrement à divers magazines, elle a enseigné l’histoire de l’art au Musée d’art de Joliette et occupe actuellement le poste de coordonnatrice de la production au magazine Ciel variable.
 

 
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