Charles Gagnon, 4 Films – Christian Roy

[Automne 2011]


Monika Kin Gagnon (dir.), coffret d’un DVD et livret de documentation, Montréal, Spectral Media, 2009

Microcosme de son œuvre, le cinéma de ce pionnier de la création multidisciplinaire que fut Charles Gagnon permet de mieux saisir l’unité de sa démarche en un parcours de deux heures structuré, comme l’ensemble, par l’absence du sujet et par sa trace en creux. Monika Gagnon parle à juste titre de « cinéma posthume » à propos de l’archivage et de la reconstitution de R-69, film inachevé dont elle découvrit, à la mort de l’artiste en 2003, le matériel amassé en 1970. Elle entreprit alors de le compléter avec l’aide de l’Institut Hexagram de l’Université Concordia, où elle enseigne comme son père, et de Mary Stephen, une des étudiantes de Gagnon longtemps monteuse des films d’Éric Rohmer. Ce matériel sera bientôt diffusé sur le site www.archivingR69.com, qui fut lancé en même temps que le film dans le cadre du fifa en 2010 et montré au Musée d’art contemporain pendant trois mois à la fin de la même année.

Il était d’autant plus opportun de rendre disponibles par la même occasion sur un même dvd les quatre films expé­rimentaux de Gagnon, que chacun d’eux procédait à sa manière d’une semblable « collaboration posthume ». Gagnon avait lui-même tenté d’achever R-69 après la mort en 2000 d’Yves Gaucher, peintre de la toile éponyme dont il filma la création en 1969, considérant que ce serait son premier film véritable, les précédents n’ayant été que des approches partant d’autres médias plus familiers. Dans le film muet Le son d’un espace (1968, n/b, 27 min), Gagnon traverse déjà le studio vide de Gaucher pour se rendre au sien filmer son matériel de peintre dans l’immeuble du Vieux-Montréal où il le côtoya longtemps avec Jean McEwen. Pierre Mercure 1927-1966 (1970) était à ses yeux le plus personnel et intéressant de ses films, marquant cette réalisation de la nature de la vie et de la mort autour des funérailles du compositeur qui l’avait mis au défi de faire son premier dans le cadre de la conception du Pavillon chrétien de l’Exposition uni-verselle de 1967. Ce serait Le Huitième Jour (1967, n/b, 14 min), mais leur collaboration prévue pour l’environnement so­­nore fut empêchée par le fatal accident de voiture de Mercure en France, quitte à se répercuter dans le film que Gagnon lui consacra. Si celui-ci fait écho à sa pas­­sion pour la musique, Le Huitième Jour répercute l’installation photographique qu’il conçut pour l’Expo, tant il est vrai que chacun des films de Gagnon éclaire l’une des faces du prisme intermédial que compose le cinéma expérimental, intégrant des aspects de la photo, de la musique, de la peinture, jus­qu’à son horizon propre comme art total.

Gagnon voulut ajouter au choc des photos dans la « zone négative » du Pavillon chrétien un véritable « théâtre de guerre », en un classique du film-collage montant des extraits d’actualités historiques, de slapstick muet et des médias pour relever dans la violence du siècle du cinéma son caractère de causalité séquentielle à répétition, comme le fera encore par exemple Bruce Elder dans Crack_Brutal_Grief (2000) en surfant sur le Web. Ici aussi, la lumière pascale du Huitième Jour d’une Création parachevée après les sept de la Genèse par-delà la terreur de l’histoire (sens théologique que ne pouvait ignorer Gagnon mais que brouille sa commentatrice) brille par son absence mais demeure suggérée, ne fût-ce que par le paisible soleil levant du début. C’est elle encore qui semble transfigurer les limites mortelles de la condition humaine à l’enterrement de Pierre Mercure, réitéré onze fois en variations colorées, au fil d’inversions et de dédoublements qui troublent le cadre de la tombe des formes individuelles et toute linéarité événementielle en inscrivant leurs répétitions dans une appréhension « musicale » intemporelle au long des 33 min 33 s de ce « film-disque » (Réal La Rochelle).

Gagnon lui-même a souligné l’aspect religieux de quête intérieure du Son d’un espace, silence invitant à l’écoute de ce qui y résonne hors du cadre fixé par l’écran, des bruissements humains de la salle au cliquetis du projecteur. On peut y voir une allusion dans la bicyclette que porte l’artiste comme sa croix, avec son cadre rigide et ses roues telles les deux bobines entre lesquelles la pellicule défile comme la chaîne dans un engrenage. Plutôt qu’en vingt-quatre images, Gagnon traverse dix-neuf fois la trouée lumineuse de l’écran à vélo pour passer devant sa toile November Steps, dont les pâles moirures et les sombres bordures témoignent d’un même mystère : les limites à même lesquelles se déploie l’Ouvert. De même qu’écran et toile se répondent pour désigner l’espace excédant leurs contours comme leur clarté même, les passages hors champ du peintre-cycliste à chaque tour rendent palpable le passage du temps.

R-69 (53 min) poursuit cette transition de la peinture au cinéma avec l’artiste au travail démystifié jusqu’au vernissage à l’ancien mac où Gaucher rejoint ses col­lè­gues McEwen, Saxe, Hurtubise, Molinari, Tousignant pour des interviews décalées, l’artiste hors sujet s’avérant faire-valoir du brouhaha de l’espace environnant. Le cinéaste n’est lui-même qu’une ombre glissant parmi les herbes sauvages d’un champ où sa présence s’inscrit comme béance dans la clairière de l’Être (Heidegger), dans une des scènes où les enregistrements laissés par Gagnon (notamment des échos radiophoniques de la Crise d’octobre) sont utilisés différemment dans les deux bandes-son colligées pour ce film par Mary Stephen et Raymond Gervais.

Ce dernier contribue en outre au livret par une riche étude sur « Charles Gagnon et le son » (le seul texte disponible aussi en français dans un catalogue où même les documents d’époque sont déjà en anglais). Elle achève d’appeler la comparaison avec Michael Snow; Charles Gagnon ne serait-il pas son pendant québécois comme artiste multidisciplinaire, de ses racines musicales dans le jazz et de sa formation new-yorkaise à une phénoménologie du cadrage typiquement canadienne (voir aujourd’hui les Tableaux vivants de Luis Jacob1) ? On ne peut en tout cas s’empêcher de songer à Wavelength devant cette révélation qu’est la séquence de R-69 centrée sur la porte de garage d’Yves Gaucher à Notre-Dame-de-Grâce, légendaire à Concordia parmi les étudiants de Charles Gagnon, car consacrant en lui un maître du cinéma structurel. Un zoom va et vient dans l’axe de ce cadre cruciforme de plus petits cadres blancs au milieu du cadre de l’écran, traversé par la circulation sociale des voitures, qui s’ouvre au cadre naturel par les sons ambiants et les ombrages d’arbres s’y mouvant, semblables aux nuages de sa série photo Histoire naturelle (1988-1991). Comme les chiffres mêlés aux clichés du désert d’Arizona dans Table de matière (1993), ceux qu’égrène la bande-son de Gervais sur le paysage dépaysé d’Ayer’s Cliff devant la maison de campagne de Gagnon déclinent alors l’unité de la nature et du langage dans la matérialité de l’image comme horizon d’un œuvre marqué au sceau d’un radical inachèvement.

1 Voir Christian Roy, « Corps de bâtiment, cadres de vie : Luis Jacob, Tableaux vivants (Fonderie Darling) », dans Vie des Arts, no 220, automne 2010, p. 90.

 
Christian Roy, historien de la culture (Ph.D., McGill, 1993), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals. A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio, 2005), ainsi que de maints articles scientifi­ques. Il anime avec le psychanalyste Karim Jbeili un séminaire privé sur l’anthropologie historique de la postmodernité. Collaborateur régulier du «magazine transculturel» Vice Versa (1983-1996, désormais en ligne à www.viceversa mag. com), il l’est maintenant de Vie des Arts, écrivant notamment aussi dans etc. Il est membre du conseil d’administration de la Fonderie Darling, centre d’arts du Vieux-Montréal, ainsi que de la coopérative d’habitation Cercle Carré de créateurs de ce quartier.

 
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