Lynne Cohen, Photographies – Stephen Horne, Intérieurs chez Lynne Cohen : lieux de projection, projection des lieux

[Automne 2011]


par Stephen Horne

Lynne Cohen photographie l’architecture intérieure d’espaces génériques depuis plusieurs décennies : c’est le sujet de son œuvre. Spas, salles de classe ou halls d’hôtel constituent son corpus, mais également d’autres lieux plus austères – laboratoires, salles de contrôle, sites militaires. Or, dans une photographie de Cohen, même un innocent centre de soins de beauté et de relaxation peut prendre un air étrangement artificiel. Ainsi, dans Spa (1999), on retrouve un thème récurrent tout au long de la carrière de l’artiste. La vue donne sur une vaste pièce qui est, en réalité, aussi absente que présente. C’est l’image d’une pièce qui a été ajustée ou superposée à l’espace, comme une projection. Elle flotte dans le néant, simple citation architecturale. L’architrave avec ses colonnes classiques ne soutient rien, et elle n’est reliée à aucune structure porteuse. Comme les photographies que nous regardons, c’est la projection d’un reflet. Or, par le même processus, notre propre positionnement par rapport au temps et à l’espace est configuré sur un mode que nous décrivons généralement comme « artificiel », donc fruit de l’illusion, et non pas construit sur des éléments concrets. Les colonnes citent un ailleurs dans le temps et l’espace, et ce déplacement est également intrinsèque à la photographie. Si bien que ce lieu (le sujet de Cohen) se présente, ontologi­que­ment, exactement comme le fait une photographie. Son « ailleurs » est aussi son « ici », sa présence est un mode d’absence, et Cohen utilise cet effet pour nous faire prendre conscience que le réalisme photographique fonde sa rhétorique sur l’ambiguïté et le paradoxe.

Une œuvre récente, Untitled (White Boots, 2010) démontre la persévérance de Cohen dans sa lecture extrême de lieux particuliers. Placé dans un couloir, l’observateur plonge le regard dans la profondeur d’un corridor vers la porte de sortie située à son extrémité. C’est un endroit ordonné, faisant peut-être partie d’un laboratoire de fabrication pharmaceutique ou d’une installation de haute technologie. Sur un mur s’ali­-gnent des blouses blanches suspendues à des crochets, face à une rangée de fenêtres aux stores baissés qui occupent toute la longueur du couloir. Comme c’est souvent le cas dans les photos de Cohen, celle-ci do-cumente une sorte d’entre-deux de l’espace, mais qui se conforme à un modèle strict d’organisation. Chaque surface est construite selon une grille : même le sol en mosaïque lustrée laisse deviner un entrecroisement de lignes. L’aspect ordonné du lieu est celui d’une chaîne de fabrication. En tout état de cause, il pourrait s’agir d’un complexe voué à la prodution d’images techni­ques. Là encore, un effet de mise en scène crée l’impres­sion ambiguë que quelque chose va se passer, ou se déroule hors de la vue – ou, au contraire, qu’absolument rien n’arrivera jamais, le lieu étant suspendu en dehors de tout passé, de tout futur.

Comme la plupart des photographies de Cohen, cette image est caractéristique de la façon dont l’artiste exploite les différentes grilles que lui offre l’endroit qu’elle a choisi. White Boots place la caméra au centre de la perspective d’un long couloir. Les carreaux sillonnent à la fois le sol et le plafond, et ces grilles s’étirent vers un point de fuite que dissimule la porte, tout au bout du corridor.

Il est possible – et il peut se révéler intéressant – de distinguer deux trajectoires différentes dans le travail de Cohen. Certaines de ses images sont plus « déran­gean­­tes », comme l’est notamment White Boots par la construction clinique de sa perspective; d’autres s’avèrent radicalement incongrues par la composition et le décor, comme Circle (2011).

Une autre œuvre récente, Untitled (Red Cushions, 2009), nous place devant le coin d’une pièce, visiblement destinée à faire patienter les gens. Le vide de la pièce, si l’on exclut le mobilier, accentue la perspective d’une composition presque symétrique, dont le point de fuite correspond à l’un des trois fauteuils disposés à peu près à égale distance dans l’image, autour d’un tapis circulaire et d’une table basse également circulaire. Cette structure de la composition rend l’espace instable, dynamique, et ultimement théâtral : il devient mise en scène. Le regarder peut susciter le sentiment d’être « coincé ». Son rôle de salle d’attente évoque le scénario social particulier qui nous contraint à rester dans une pièce, et c’est en définitive l’effet produit par cette photographie : elle nous maintient en attente, immobilisés ou « coincés », dans un temps photogra­phique en suspens. Peut-être plus significative encore est l’insistance de Cohen sur les grilles qui sous-tendent à la fois son image et la construction des espaces inté­rieurs qu’elle photographie. Ici, tandis que les dalles blanches du sol élèvent leur trajectoire vers le centre de l’image, leur dessin quadrillé bascule légèrement vers le coin gauche, et cette incongruité spatiale révèle le positionnement et l’angle de l’appareil photo. Cette utilisation du cadrage est liée à la fois au « trouvé » et au « construit », en termes de réception de l’image. L’appareil photo fournit un cadre « tout prêt » qui, en même temps, reflète la démarche de l’artiste dans son choix du point de vue (construit).

Il est possible – et il peut se révéler intéressant – de distinguer deux trajectoires différentes dans le travail de Cohen. Certaines de ses images sont plus « déran­gean­­tes », comme l’est notamment White Boots par la construction clinique de sa perspective; d’autres s’avèrent radicalement incongrues par la composition et le décor, comme Circle (2011). Le décalage entre ces deux avenues nous porte à interroger la façon dont Cohen sélectionne les lieux qu’elle photographie. Ce sont notamment des salles de contrôle, laboratoires ou installations militaires, mais aussi des endroits plus inoffensifs : spas, halls ou encore des corridors et au­tres espaces de transition qui font partie de l’environne­ment quotidien. Ces images pourraient évidemment être regroupées par sujet et par catégorie, acquérant ainsi une signification d’ordre thématique, voire documentaire, ou basculant dans l’ambiguïté et l’opacité autoréférentielle. Sans leur dimension ironique, ces photographies seraient-elles perçues comme une œuvre documentaire de type archi­tectural, ou culturel et anthropologique ? C’est l’ironie, précisément, qui crée la distanciation présente dans ces images neutres, obscures ou détachées; c’est le « jeu » que Greenberg associe à l’opacité du médium et qui représente, selon lui, la possibilité et l’indice d’une dissension sociale. D’un autre côté, la notion d’ironie soulève la question de l’autonomie artistique, et nous glissons ici dans le territoire de Michael Fried, qui a récemment transposé cet enjeu à la photographie dans un contexte muséal. Le musée, en tant que destination des œuvres, peut-il assumer le réalisme ontologique de la photographie ? La photographie peut-elle assumer le musée en tant que destination sans être récupérée par les artistes conceptuels ?

Ce qui est donné à voir, dans les photographies de Cohen, c’est la façon de voir que constitue la photographie. L’art de la transparence photographique est préservé ici par le biais de l’opacité artistique. Cette opacité fait apparaître l’aspect « construit », l’attention étant redirigée vers une relation performative, actualisée, entre l’observateur et l’observé, dans l’esprit de ce que Barthes décrit en évoquant la « mort de l’auteur ». Souligner la dimension construite de l’acte photographique met en valeur la temporalité de la photographie, ce qui permet d’appréhender sa matérialité. Cohen considère ses sujets comme des agencements « tout faits » ou des « installations ». C’est effectivement le cas, mais ces termes pourraient également s’appliquer au côté mécanique, automatisé de la photographie. Insister sur cet aspect revient à mi­­nimiser la part du « construit » dans la photographie, qui tend alors vers un mode indexical de transparence et d’authenticité documentaire. En tant que photographies, les images de Cohen documentent une scène « trouvée », mais sa production en soi est plutôt de l’ordre du « construit ». L’accent y est mis sur la création de subtiles tensions entre la réalité préexistante ou « trouvée » de ses sujets, et le jeu de la photographe sur les ressources de son médium. Les photographies de Cohen ne sont pas des messages codés, mais elles offrent une résistance complexe à la conceptualisation (donc à leur banalisation en tant que références cultu­relles) et s’appuient au contraire sur une approche de la photographie qui incarne une histoire de la perception – une histoire où s’inscrit précisément la construc­tion photographique de la réalité contemporaine.
Traduit par Emmanuelle Bouet

Lynne Cohen remportait récemment le premier Scotiabank Photography Award pour l’ensemble d’une œuvre qui, depuis le début des années 1970, célèbre l’étrangeté propre aux lieux publics et institutionnels. Ce prix vient couronner une carrière jalonnée de succès, avec notamment une exposition bilan en 2001 au Musée des beaux-arts du Canada, un prix du Gouverneur général en arts visuels et médiatiques remporté en 2005, la publication d’une monographie Au point du jour en 2009 et une participation aux Rencontres photographiques d’Arles en 2011. Une sixième monographie dédiée à son travail est en préparation aux éditions Steidl, et elle présentera une exposition solo au festival CONTACT à Toronto en 2012. Représentée au Canada par les galeries Olga Korper (Toronto) et Art45 (Montréal), Lynne Cohen vit et travaille à Montréal. lynne-cohen.com

Stephen Horne est un artiste et un écrivain dont les essais ont paru dans divers magazines (Third Text, Parachute, Art Press, Flash Art, Canadian Art, C Magazine, Fuse) ainsi que dans des anthologies en anglais, en français et en allemand. Il a dirigé l’ouvrage Fiction, ou d’autres histoires de la photographie (Dazibao, 2000) et publié Abandon Building: Selected Writings on Art (Press Eleven, 2007). Horne a été professeur agrégé à NSCAD de 1980 à 2005 et il a donné des séminaires à l’Université Concordia de 1992 à 2000. Il vit présentement en France et à Montréal.

 
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