Jacky Georges Lafargue et Louis Couturier, Resolute Bay : Voyage du jour dans la nuit – Sonia Pelletier, Un mur de neige ou la nordicité visitée

[Printemps/été 2012]

Par le biais de son dispositif, Resolute Bay – Voyage du jour dans la nuit de Jacky Georges Lafargue et Louis Couturier offre au spectateur une sorte de voyage aux confins de notre territoire à la rencontre d’une communauté d’un village inuit éloigné ne comptant qu’environ deux cents habitants. Pourquoi s’intéresser à ces espaces arides et froids et à des communautés dont le mode de vie confine encore à la survie ? Qu’est-ce qui motive cet engouement pour le Grand Nord aujourd’hui ?


Par Sonia Pelletier

Depuis la fondation du Centre d’études nordiques (CEN) à l’Université Laval de Québec en 1961, il a coulé beaucoup d’eau sous les ponts quant à l’évolution et au développement du sujet. Fondée par Louis- Edmond Hamelin que l’on considère aujourd’hui comme le père de la nordicité canadienne, cette communauté scientifique est aujourd’hui l’une des plus sollicitées depuis l’avènement du Plan Nord amorcé par le gouvernement québécois de Jean Charest. Elle a contribué depuis à élargir nos connaissances sur les particularités de cet immense territoire et de ses habitants bien qu’il reste encore beaucoup à faire en recherche sur le plan du développement social. De même, depuis plus d’une décennie, l’engouement pour le Nord n’a cessé de se manifester sur le plan culturel.On n’a qu’à penser aux nombreuses contribu­tions en musique, en littérature, en cinéma et vidéo, en multimédia et aussi en art visuel dont nous lui sommes redevables2. Tant de diversité dans les disciplines artistiques favorise l’intérêt pour cette culture de la nordicité.

Les artistes réussissent ici, en plus de nous faire voir ce moyen de déplacement et l’outil de chasse, à nous faire rejoindre ce monde des contrées éloignées et à faire de nous des participants de leur expédition.

Rappelons-nous maintenant les grands boule­versements auxquels ces habitants ont été confrontés. On assiste aujourd’hui à d’importants changements socioéconomiques et culturels dans ces communautés, mais la question identitaire demeure au cœur de leur évolution et en constitue un enjeu majeur. Et, si on comprend aisément l’intérêt porté à ce territoire en raison des enjeux stratégiques d’accès et de passages maritimes espérés mais aussi de l’Eldorado que l’on y voit miroiter ; pour le reste, nous pouvons nous interroger sur la véritable fascination pour le Nord que l’on constate aujourd’hui.

L’installation présentée au Musée des beaux-arts de Montréal comportait la diffusion simultanée de deux vidéos présentées sur moniteur apposés au mur et faisant face à l’objet sculptural installé au centre de la salle. La première vidéo, d’esthétique documentaire, présentait des habitants du village inuit rencontrés par les artistes en mars 20063 qui témoignaient des origines et de l’histoire de leur déplacement à Resolute Bay, dans l’extrême nord de l’Alberta. L’un des premiers hommes à avoir été déporté en 1953 nous apprend ainsi que l’existence de ce village reposait sur la volonté du gouvernement de l’époque d’affirmer la souveraineté canadienne sur les îles du haut Arctique à l’échelle internationale. Des membres des plus vieilles générations de la communauté inuite expriment à la caméra les conditions difficiles auxquelles ils ont dû s’adapter à leur arrivée à Resolute Bay, après leur départ d’Inukjuak ou de Pond Inlet, et les promesses qu’on leur avait faites quant à l’abondance des animaux sur le territoire et à la possibilité de retourner d’où ils venaient au bout de deux ans. Promesses qui ne furent pas tenues ; leur seul droit par la suite fut de faire venir le reste des membres de leurs familles. Dans cette région isolée et sans végétation où il fait jusqu’à –50 °C en hiver, ils durent vivre sous des tentes avant que des maisons soient construites. Pourtant ils semblent aujourd’hui s’être résignés à leur sort et disent aimer ce village qui leur permet de voyager, de camper, de chasser et de pêcher à la lumière du jour 24 heures sur 24 en été. Les plus jeunes, qui sont nés à Resolute Bay, témoignent de manière plus optimiste, bien que l’on connaisse l’évolution tragique de certains problèmes de consommation d’alcool, de drogues, etc., liés en partie à leur ressentiment envers le gouvernement.

La seconde vidéo, de style plus libre, rendait compte du résultat du séjour des artistes et de leurs rencontres avec les habitants. Elle montrait les habitats rudimentaires et la vie quotidienne de la communauté ainsi que sa réaction devant la diffusion des images de cette vidéo les représentant. Elle était projetée sur un mur-écran de neige conçu par les artistes et construit sur la place publique de Resolute Bay en mars 2006. On a assisté alors à une représentation épiphanique où l’on voyait des enfants enjoués réagir avec enthousiasme en se reconnaissant sur l’écran comme si cette apparition était magique. Ces images, avec leur ombre portée, donnent à voir un véritable spectacle où, pour reprendre un titre de Jacques Rancière, l’on peut entrevoir « le spectateur émancipé ». « Certains emploient des explications subtiles ou des installations spectaculaires pour montrer aux aveugles ce qu’ils ne voient pas. D’autres veulent couper le mal à sa racine en transformant le spectacle en action et le spectateur en homme agissant »4.

Au-delà d’une vision, Lafargue et Couturier nous donnent à vivre et à penser ici une sorte de théâtre dans le théâtre fort sympathique. Cette transmission donne le ton à l’ensemble du projet et à son processus de création. C’est dire que le travail sous-jacent à ces vidéos est lié à l’« attitude » des artistes pour qui la participation et la collaboration constituent des composantes essentielles de l’œuvre. Engagés avec la communauté, ils ont choisi une relation avec elle qui ne prend pas position ni ne domine la situation ou les circonstances. Il s’agit ici d’un cadeau qu’ils lui font. Cette attitude fort louable témoigne d’un désir de mettre de l’art dans la vie.

La pièce sculpturale que l’on retrouvait au centre de la salle d’exposition est emblématique de toute l’œuvre. Elle constitue la métaphore permettant le décodage sémantique de l’installation. Il s’agit d’un traîneau provenant d’Inukjuak « tout comme les premiers habitants de Resolute Bay », font remarquer les artistes qui nous disent aussi qu’il appartenait à l’auteur du livre Le harpon du chasseur, Markoosie Patsauq. Sur ce traîneau sont déposés vingt-quatre caissons lumineux en contreplaqué contenant des images des maisons de Resolute Bay – Qausuittuq (en inuktitut). Cette sculpture hybride évoque non seulement la présence du Grand Nord mais, par sa fonction première, nous transporte au cœur de ce village. Les artistes réussissent ici, en plus de nous faire voir ce moyen de déplacement et l’outil de chasse, à nous faire rejoindre ce monde des contrées éloignées et à faire de nous des participants de leur expédition. « Le pouvoir commun aux spectateurs ne tient pas à leur qualité de membres d’un corps collectif ou à quelque forme spécifique d’interactivité. C’est le pouvoir qu’a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu’il ou qu’elle perçoit, de le lier à l’aventure intellectuelle singulière qui les rend semblables à tout autre pour autant que cette aventure ne ressemble à aucune autre »5. Resolute Bay aura été un rendez-vous, une belle rencontre qui nous laisse aussi « émancipés ».

1 À Montréal on pouvait voir l’exposition du 6 novembre 2011 au 8 avril 2012. Deux autres volets de ce travail ont également été présentés au Moose Jaw Museum and Art Gallery en Saskatchewan et au Musée de Picardie à Amiens en France. Les trois volets de l’installation se retrouvent sur le site Internet de ce dernier à (resolute-in- museum.net/fr/). On peut aussi consulter l’entièreté du projet dans la très belle publication généreusement illustrée Resolute Bay – Voyage du jour dans la nuit, sagamie édition d’art, Alma, 2011.
2 Mentionnons, entre autres, des expositions réalisées à Montréal qui nous présentaient des œuvres issues de la communauté artistique inuite : à la galerie La Centrale/ Powerhouse (« Ciel ecchymose » commissariée par Stéphanie Chabot dans le cadre de la série « Femmes de l’Arctique ») et au Musée McCord (« Art moderne inuit », la collection Samuel et Esther Sarick du Musée des beaux-arts de l’Ontario, com­missariée par Gerald McMaster et Ingo Hessel). Mentionnons également quelques revues québécoises ayant consacré, à l’intérieur de leurs pages, un dossier fort instructif à la nordicité dont Liberté (n° 262 : « Nord, création et utopie »), Spirale (n° 225 : « Phénomènes contemporains de la culture inuite ») et Cap-aux-Diamants (n° 108 : « Le Québec : Nord et nordicité »). De même, la publication Nordicité dans la collection « l’opposite » est parue aux Éditions J’ai vu, Québec (2010). Aussi, depuis peu, le Conseil des arts et des lettres du Québec offre une résidence de recherche et création pour artistes et écrivains au Nunavit à Inkjuak et Kanqiqsujuaq.
3 L’intégrale des propos ainsi que la liste des noms sont repris dans la publication Resolute Bay – Voyage du
jour dans la nuit, sagamie édition d’art, Alma, 2011 en p. 69-73.
4 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique
éditions, 2008, 150 p.
5 Jacques Rancière, ibid. p.23.

À leurs débuts en 1991 et jusqu’en 2008, Jacky Georges Lafargue et Louis Couturier oeuvraient ensemble sous le nom d’Attitude d’artistes. Leur processus de création débute par l’utilisation d’une stratégie de participation mettant la rencontre au coeur l’art. Cet engagement produit de nombreux projets élaborés dans différentes localités et communautés. La photographie constitue leur principale composante et permet de faire voir les différentes étapes de la réalisation des oeuvres dans l’espace public. En plus de Resolute Bay ces oeuvres comprennent notamment Une île à la mer (2004) et Road Island (2002-2003), réunissant l’intervention sociale et l’échange comme mode créatif. www.resolute-in-museum.net

Sonia Pelletier est coordonnatrice à l’édition du magazine Ciel variable.

 
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