Jon Rafman, The Nine Eyes of Google Street View / Emmanuel Galland, De Lafontaine à Racine, en passant par Bossé et Talbot – Catherine Lebel Ouellet

[Automne 2012]

Jon Rafman
The Nine Eyes of Google Street View

Emmanuel Galland
De Lafontaine à Racine, en passant par Bossé et Talbot

VU Photo, Québec
Du 17 février au 18 mars 2012

Récemment dans les deux galeries du centre VU à Québec, avaient lieu simultanément les expositions de Jon Rafman et d’Emmanuel Galland. Artiste, cinéaste et essayiste montréalais, Rafman possède une maîtrise de la School of the Art Institute of Chicago. Il présentait sur les murs de la première salle d’exposition, l’espace américain du centre d’artistes, les images de la série The Nine Eyes of Google Street View, déjà montrées dans bon nombre de revues de prestige. Juste à côté, dans l’espace européen, se trouvaient les photographies de l’artiste et commissaire Emmanuel Galland. L’artiste d’origine française, bien installé dans le milieu artistique du Québec depuis plus de vingt ans, exposait pour sa part une série d’images portant le titre De Lafontaine à Racine, en passant par Bossé et Talbot. Dans leurs œuvres, les deux photographes utilisent l’anecdotique pour s’intéresser à la notion de territoire. Toutefois, ils abordent le sujet de façon très différente.

Chacune des images de Rafman propose un lieu différent, une action différente. Prises presque toutes sous le même angle de vue (légèrement en plongée), les scènes extérieures ont été captées par les neuf caméras de l’automobile de Google et ont annexé certains fragments de vie au site Google Street View. Elles ont été découvertes par l’artiste, après de nombreuses heures de recherches sur le site Web. Pour trouver des situations, des coïncidences, des anecdotes, Rafman parcourt virtuellement les millions de kilomètres que la voiture de Google a sillonnés physiquement. Rafman s’approprie ensuite ces images empruntées au géant d’Internet et met ainsi en relief différentes problématiques du monde que la voiture a permis de saisir. Travaillant à la fois sur l’immensité du territoire et sur l’anecdotique, Rafman nous propose certaines scènes dérangeantes, d’autres poétiques, quelques-unes même amusantes. Il cherche minutieusement un moment marquant ou un paysage pour devenir, comme il le dit si bien, tour à tour photographe du moment décisif à la Cartier-Bresson ou photographe de paysage. En recadrant avec précision les prises de vue du lieu ou de la scène choisis, en s’appropriant les images, il devient alors lui-même photographe. À la manière de celui-ci, il s’intéresse aussi particulièrement aux défauts que comportent certaines images, défauts inévitables qui résultent de leur captation et du transfert numérique des données effectués par l’équipe de Google. Il les expose à côté des autres images trouvées dans la vastitude mondiale numérique comme une preuve des failles de la technologie. Par ses choix, l’artiste nous place face à une collection d’expériences et de réalités vécues par les inconnus qui peuplent à la fois ses images ainsi que les rues du monde réel et virtuel.

Bien que s’intéressant également à la notion de territoire, la proposition d’Emmanuel Galland s’articule d’une façon complètement différente de celle de Jon Rafman. Le titre de l’exposition, De Lafontaine à Racine, en passant par Bossé et Talbot, présente les rues qui tracent le périmètre de recherche auquel se limite l’artiste. En parcourant les artères commer­ciales de Chicoutimi, Galland photographie, le soir tombé, les enseignes lumineuses qui bordent ces rues. Contrai­­re­­ment à Jon Rafman, qui sillonne des étendues virtuelles, Galland ancre son travail dans un territoire réel res­treint et documente ces éléments publicitaires à l’esthétique douteuse. Intéressé par le familier et le populaire, l’artiste semble vouloir garder les traces de ces panneaux lumineux qui, on peut le croire, changeront ou dépériront au fil du temps. Il cherche à exposer l’objet de sa fascination, tout en tentant de garder l’œil neutre du documentariste. De cet exercice ressortent des images similaires dont la force réside dans le nombre. Un peu à la façon du couple Becher qui voulait créer une documentation photographique la plus neutre possible avec, à titre d’exemple, son travail sur les châteaux d’eau en Allemagne au milieu du xxe siècle, Galland fait l’inven­taire des enseignes lumineuses sans toutefois faire œuvre aussi sytématique. Il s’éloigne aussi de la pratique des Becher en restreignant son périmètre de recherche et en incluant l’anecdote dans son travail. Par l’uniformité de ses « portraits » de panneaux publicitaires et par les détails que l’on y découvre, les images de Galland nous permettent d’imaginer la vie en périphérie des lieux représentés et les gens qui les fréquentent. En usant d’un point de vue photographique plutôt neutre, il utilise l’image comme témoin d’une réalité et comme point de départ d’une réflexion plutôt que comme une finalité.

Anecdote et territoire, ces deux thèmes sont donc exploités de façon bien différente, mais complémentaire dans les expositions de Jon Rafman et d’Emmanuel Galland. Leurs travaux proposent une réflexion sur l’esthétique populaire et l’appropriation, tout en interpellant le visiteur par leur côté anecdotique. À la fois témoins d’une réalité actuelle et archive d’un présent indéniablement appelé à changer, leurs images opèrent une sorte de distanciation avec l’actualité. Dans une société où le technologique et l’esthétique sont continuellement en mouvance, elles représentent déjà la documentation d’une réalité passée.

Catherine Lebel Ouellet complète actuellement une maîtrise en histoire de l’art à l’Université Laval. Elle publiera sous peu un texte dans Les Cahiers de la galerie, publication de la galerie des arts visuels de l’Université Laval. Ses recherches actuelles portent sur le land art et sa relation au territoire.

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