Mikhael Subotzky, Retinal Shift – Alexis Desgagnés

[Printemps-été 2013]

Retinal Shift
Mikhael Subotzky
Steidl, Göttingen, 2012, 490 p.

 
Par Alexis Desgagnés

Finaliste de la deuxième édition du pres­tigieux Photobook Award 20121, décerné conjointement par Paris Photo et Aperture Foundation afin de récompenser le meilleur livre photographique de l’année, l’ouvrage Retinal Shift de Mikhael Subotzky s’est finalement fait souffler la victoire par City Diary d’Anders Petersen, publication également éditée par Steidl. La compétition était féroce. Subotzky, jeune membre sud-africain de l’agence Magnum, rivalisait avec des artistes dont la réputation n’est plus à faire, notamment Lise Sarfati et Stephen Shore, sans compter le récipiendaire du prix2. À l’évidence, le livre de Petersen disposait d’un atout de taille : la signature très estimée du graphiste Greger Ulf Nilson, principalement connu pour son travail avec Lars Tunbjörk, JH Engstrom et Thobias Fäldt3. Doublés sur la droite par Nilson, les graphistes Michael Aberman et Emmet Byrne ainsi que l’éditeur Ivan Vladislavic ont pourtant réussi avec Retinal Shift le tour de force considérable de mettre en forme un ouvrage parvenant à transcender sa fonction initiale de catalogue, pour en faire plutôt un authentique livre d’artiste.

S’il a été produit dans le but d’accom­pagner une exposition mise en circulation en Afrique du Sud, soulignant la réception du Standard Bank Young Artist Award 2012 par Subotzky, Retinal Shift a en effet, outre son volume imposant, peu à voir avec le genre très convenu du catalogue d’exposition. L’ouvrage parvient à contourner l’écueil du simple inventaire et à réunir plusieurs projets photographiques et vidéographiques en apparence bigarrés au sein d’un ensemble dont la cohérence semble surtout redevable aux exigences artistiques des choix éditoriaux. La structure complexe de Retinal Shift concourt elle-même à l’homogénéité de l’ouvrage. Tout au long de ses pages, les séries Who’s Who (2012) et I Was Looking Back (2012), fragmentées en sections intercalées entre les différents projets présentés, lui fournissent son armature et induisent le rythme de sa lecture.

Avant même les pages liminaires, le lecteur est confronté aux portraits de la série Who’s Who, sélectionnés par Subotzky parmi un ensemble d’almanachs historiques recensant annuellement les principales personnalités de l’Afrique du Sud depuis 1911. Du fait de leur appropriation par l’artiste, ces portraits sont décontextualisés, de telle sorte qu’aucun indice ne permet leur identification. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une collection de visages qui, page après page, fixent le lecteur en affichant la conviction d’être reconnus par lui comme figures sociales importantes, alors même qu’il n’en est précisément rien. Regroupés et présentés suivant une chronologie se déployant, à coups de décennies, de 1911 à 2011, ces portraits voient les prétentions historiques ayant justifié leur production être réduites à néant et, avec elles, un siècle d’histoire sud­africaine condamné au plus strict anonymat.

Comme dans le cas de Who’s Who, les photographies de I Was Looking Back sont soumises à un effort de décontextualisation, cependant plus subtil en ceci qu’elles sont issues de séries photographiques antérieures de Subotzky lui-même. Il convient de mentionner que la jeune pratique de Subotzky, héritière du travail de son compatriote David Goldblatt, s’ancre résolument dans la tradition documentaire. Depuis la seconde moitié de la dernière décennie, des séries telles De Vier Hoeke (2005), Umjiegwana (2006) et Beaufort West (2008) ont témoigné de l’intérêt marqué du photographe pour les questions d’ordre social. Avec I Was Looking Back, Subotzky a revisité l’ensemble de ses propres archives en s’assignant pour seule contrainte de choisir celles de ses photographies suggérant un certain rapport au regard et à ses multiples avatars, carcéraux, policiers, médicaux, psychologiques, voire touristiques. Ce faisant, la récurrence des thèmes de la surveillance, de l’inspection, de la fouille, de la patrouille, de l’examen ophtalmologique, du tour guidé, du voyeurisme, de la cécité et de l’aveuglement éclaire les préoccupations très foucaldiennes du photographe. Complétant le corpus de Retinal Shift, les photogrammes tirés des projets vidéographiques Moses and Griffiths (2012), CCTV (2011) et Don’t Even Think of It (2011) mettent en lumière le rôle joué par l’histoire et la répression policière dans l’institutionnali­sation du colonialisme en Afrique du Sud, ainsi que dans la ségrégation, la paupéri­sation et la criminalisation de sa population d’origine africaine.

Subsumé sous la métaphore du dépla­cement rétinien, évoquée par le titre de l’ouvrage, ainsi que par les deux photographies de rétines qui sont laminées sur ses couvertures et que l’artiste présente comme un autoportrait, le corpus de Retinal Shift peut être envisagé, par-delà son origine documentaire, comme une métaréflexion sur le médium photographique lui-même. En effet, l’insistance de Subotzky à mettre en question les modalités sociales, politiques et historiques du regard suscite l’idée que, pour lui, le fait même de photographier répond d’abord et avant tout à une sorte de pulsion scopique. Toute photographie trouverait moins sa justification dans son sujet que dans la nécessité qu’éprouve chaque photographe de légitimer son propre regard par l’acte photographique. Pour un photographe issu, comme Subotzky, de l’école documentaire, cette perspective, qui valorise une posture auctoriale, semble porter la promesse d’une approche plus conceptuelle et personnelle de la photographie, dont Retinal Shift témoigne déjà de manière embryonnaire.
 

1 En 2011, la première remise du prix a récompensé A Shimmer of Possibility du photographe anglais Paul Graham (Göttingen, steidlMACK, 2007), qui a été choisi, parmi une sélection de quinze titres, comme le livre le plus significatif des quinze dernières années.
2  Lise Sarfati, She, Twin Palms Publishers, 2012, Stephen Shore, The Book of Books, Phaidon, 2012 et Anders Petersen, City Diary, Göttingen, Steidl, 2012.
3 Avec Lars Tunbjörk : Home, Göttingen, Steidl, 2002 ; Office, Stockholm, Journal Publishers, 2002 ; I Love Boras, Göttingen, Steidl, 2007, Vinter, Göttingen, Steidl, 2008. Avec JH Engstrom : Haunts, Göttingen, Steidl, 2006 ; CDG/JHE, Göttingen, Steidl, 2008 ; La Résidence, Stockholm, Journal Publishers, 2010. Avec Thobias Fäldt : Year One, Göttingen, Steidl, 2011). À propos du travail de Nilson, voir Alan Rapp, « Designer Profile : Greger Ulf Nilson », The Photobook Review, n° 2 (printemps 2012), p. 6. Presque entièrement dépouillés de textes, les trois volumes de City Diary déploient dans toute leur puissance les photographies noir et blanc très brutes de Petersen, restituant un pan de l’univers trouble et fortement érotique que l’auteur de Café Lehmitz explore depuis la fin des années 1960 (Café Lehmitz. Munich, Schirmer & Mosel, 1978).

Historien de l’art, commissaire et artiste, Alexis Desgagnés est directeur artistique à VU, centre de diffusion et de production de la photographie (Québec), ainsi que chargé de cours à l’Université de Montréal et à l’Université Laval. Collaborateur régulier du magazine Ciel variable, ses recherches concernent principalement l’histoire de la photographie d’hier et d’aujourd’hui. Son travail photographique a été montré à l’Œil de poisson (Québec) et dans les magazines Inter art actuel (n° 110) et Der Greif (n° 5). La présente entrevue s’inscrit dans le cadre du projet Adieu photographie ? Vies et morts de la photographie à l’ère numérique, subventionné par le Conseil des arts et des lettres du Québec.
 

 
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