[Hiver 2014]
par Anne-Marie St-Jean Aubre
C’est une certaine conception de la peinture qui s’imposait à mon esprit jusqu’à maintenant quand je pensais au travail photographique et vidéographique de Jacynthe Carrier, non seulement à cause de l’importance qu’elle donne à la composition et à la narration dans la création de ses œuvres, mais surtout à cause du type de regard que ces dernières suscitaient. Je dis jusqu’à maintenant parce dans son nouveau corpus, Les Eux (2013), une autre avenue me paraît se profiler, qui modifie la position dévolue au regard dans la perception des œuvres tout en fragilisant la suprématie sensorielle de la vue comme mode d’appréhension du monde. En effet, si depuis Scènes de genres 1 et 2 (2009) plusieurs tactiques ont été employées pour donner au regardeur une perception globale des scènes se déroulant sous ses yeux, Les Eux rompt avec cette visée en déplaçant la position de ce dernier de la périphérie vers le centre de l’action, et en refusant de réconcilier en un tout maîtrisable les morceaux épars et fragmentés qui lui sont alors donnés à voir. Ce faisant, l’œuvre s’installe dans un rapport critique – mais toujours de manière poétique – avec les préceptes sous-tendant une certaine compréhension du sujet moderne dérivant de l’esthétique kantienne, le définissant comme un spectateur autonome affirmant son contrôle par l’entremise de son regard, cet outil privilégié agissant comme seul intermédiaire le reliant au monde, responsable de toute possibilité de connaissance rationnelle.
Entre la peinture et l’œuvre de Carrier : la notion de fenêtre. Revisitant la fameuse phrase d’Alberti qui rapproche peinture de la Renaissance et fenêtre ouverte sur le monde – ou sur l’histoire, d’après son étude du texte source –, Gérard Wacjman insiste pour en prendre la pleine mesure dans un ouvrage intitulé Fenêtre. Chroniques du regard et de l’intime. Il y affirme rien de moins que l’idée suivante : « la révolution dont [cette phrase] est grosse […] va instituer le sujet moderne en spectateur, spectateur du monde, il sera maître du visible, par le regard ; mais aussi, par le regard, s’institue ce qui serait le corrélat de la prise de pouvoir du sujet spectateur : ce qu’on nomme la Réalité, le Monde comme Réalité. […] Sous le visage inoffensif d’un rapprochement du tableau et de la fenêtre, Alberti change en vérité l’ordre de la raison visuelle – c’est le statut de l’homme et l’ordre du monde qui sont ainsi changés. Le monde appartient désormais à celui qui regarde. Tels sont les temps qui s’ouvrent1. » Bien qu’elle ne s’illustre pas par une pratique en peinture, Jacynthe Carrier donne une qualité picturale évidente à son travail – ce qui rend le rapprochement entre fenêtre, peinture, histoire et regard si pertinent. J’ai exploré ailleurs les liens existant entre le tableau vivant et ses projets, insistant par exemple sur les affinités de la série Procession (2010) avec l’œuvre picturale de Jean-Paul Lemieux et le mode d’accrochage des Salons, et rappelant la proximité de la vidéo À l’errance (2010) avec la composition des tableaux allégoriques et des monuments commémoratifs, où représentation d’une idée abstraite, épopées héroïques et condensation d’un moment historique en une image forte sont des facteurs importants2. L’esthétique des œuvres de Carrier, jusqu’au corpus Parcours (2012), dialogue ainsi directement avec les grands genres de la peinture traditionnelle, qu’il s’agisse du portrait,du paysage, des tableaux d’histoire ou des tableaux allégoriques, ses photographies et vidéos mettant en images les rapports qu’entretient l’être humain avec son environnement, sa capacité d’ancrage versus sa mobilité forcée et sa façon d’affirmer sa présence en marquant le territoire ; mais là n’est pas l’enjeu que je souhaite faire ressortir ici. Plutôt, c’est au regard en ce qu’il rend perceptible un certain basculement dans la pratique de l’artiste que je vais m’attarder – une pratique qui dès le début s’intéresse aux différentes manières de traduire sous une forme visuelle une scène tout d’abord pensée afin d’être performée sous ses yeux. Car ce processus de mise à distance de Carrier objectifiant ce qu’elle regarde se traduit dans le regard de la caméra qui, à la manière du tableau et de la fenêtre, fait spectacle du monde. Et là est bien l’enjeu du trope d’Alberti sur lequel Wajcman insiste : « Non pas : voir un tableau c’est comme voir par une fenêtre, mais : voir par la fenêtre c’est comme voir un tableau3. » Et donc objectiver le monde tout en le reformulant, puisque qui regarde produit le monde en le teintant d’une couleur subjective.
Sur les jeux de regards. Ce regard distant mais subjectif, on le retrouve dans les grandes compositions photographiques qui insistent sur la dimension construite du monde ouvert devant lui, mais également dans les séquences d’images à lire de gauche à droite à la manière d’un négatif de film, une stratégie employée dans les séries Scène de genres qui situent le spectateur à un emplacement privilégié d’où il peut balayer la scène du regard pour en embrasser la totalité et ainsi consolider sa position de sujet unifié. Tout en rendant tangible la temporalité du regard, cette tactique rappelle également que les sens, loin d’être neutres, sont façonnés par la culture dans laquelle ils baignent. Franchissant le seuil de l’image photographique afin d’en explorer la profondeur, la vidéo À l’errance (2010) adopte plutôt le point de vue scrutateur d’un œil désincarné qui, tout en maintenant une distance méfiante, glisse à la surface des agencements de corps et d’objets momifiés, figés dans une dimension temporelle parallèle. Rites (2011), lieu de rencontre des deux manœuvres, additionne les points de vue en alternant constamment entre plans rapprochés et plans d’ensemble, tâchant ainsi de capter la scène dans ses moindres détails et dans sa globalité, une autre manière ici d’affirmer l’emprise d’un regard aux aspirations totalisantes. Tout en circulant entre les différents plateaux, qui sont autant de scènes dispersées dans l’espace du paysage, la caméra s’approche au plus près des protagonistes, n’hésitant pas à percer la bulle sociale qu’il est habituellement convenu de respecter, sans pour autant que s’affirme le corps de chair auquel est attaché le regard déambulateur. Si les œuvres adoptent en grande partie la logique faisant du récepteur un regardeur, les protagonistes qu’on y voit s’illustrer sont, eux, pourtant complètement immergés dans une expérience corporelle faisant appel à tous leurs sens, certains mangeant alors que d’autres doivent se déplacer les yeux bandés dans un champ de lampes calorifères. Par leur sujet, elles répondent ainsi à la position des disciples du tournant sensoriel dans l’étude des œuvres d’art qui, pour contrer la position moderne précédemment citée, avancent plutôt, en se référant à Henri Lefebvre, que « l’espace que nous habitons ne consiste pas en un monde “pré-existant” que l’on peut “voir”, mais est le produit des domaines kinesthésique, perceptif et pratico-sensible sollicitant tous les sens4. » Contrairement à la position kantienne voulant que ce ne soit que par la vue que le sujet peut se faire une idée du monde qui l’entoure, ces derniers insistent pour redonner aux sens et au corps dans sa totalité un rôle médiateur de premier plan pour l’appréhension du monde.
[…] c’est au regard en ce qu’il rend perceptible un certain basculement dans la pratique de l’artiste que je vais m’attarder – une pratique qui dès le début s’intéresse aux différentes manières de traduire sous une forme visuelle une scène tout d’abord pensée afin d’être performée sous ses yeux.
Un tournant dans la pratique de Carrier. Avec Parcours (2012), l’atmosphère chargée d’objets, de protagonistes et d’actions successives offrant à l’imagination de multiples trames narratives possibles s’efface et, avec elle, la référence immédiate au tableau dans l’image et à la version contemporaine du mythe dans la représentation des sujets – personnages au port fier, à la droiture exemplaire, au regard intense, éreintés par la vie mais poursuivant courageusement leur destinée. C’est tout à coup directement la dimension physique des corps éprouvant leur environnement qui s’impose, ce qui déplace l’accent de l’univers de la représentation à celui de la performance. Poursuivant dans cette ligne, Les Eux mène à terme le basculement annoncé par la série précédente en incarnant le regard de la caméra et donc, du spectateur, qui, empêtré au cœur du tissage humain mis en scène, n’a plus le pouvoir d’embrasser l’action du regard afin de s’en faire une idée d’ensemble. Corps tronqués, masse compacte sans contexte puisque la vue ne s’élève jamais au-delà des protagonistes, et gestes de palpation paraissant être faits pour eux-mêmes et non pour l’avancement d’une histoire sont tous des facteurs concourant à faire de ce nouveau projet une œuvre plus terre à terre, moins concernée par l’histoire et son rapport aux forces mythiques qui la dépassent que par l’être humain dans sa contingence et son immanence. Tournant le dos à l’allégorie, Les Eux évoque davantage la métaphore, faisant du nœud humain solidement ancré dans un territoire une image traduisant une certaine idée de la communauté. Alors que c’est dans le contenu des œuvres que ce sujet était précédemment abordé, Les Eux témoigne d’une nouvelle avenue dans la pratique de Carrier, qui n’hésite pas à en étendre l’exploration aux procédés formels mêmes de l’œuvre.
2 Voir le texte d’accompagnement de l’exposition Faire comme si… présentée au Musée régional de Rimouski du 26 janvier au 8 avril 2012.
3 Wacjman, p. 183.
4 Patrizia Di Bello et Gabriel Koureas, « Introduction. Other than the Visual: Art, History and the Senses », dans Art, History and the Senses. 1830 to the Present, sous la dir. de Di Bello et Koureas, Burlington, Ashgate, 2010, p. 7. (Notre traduction)
Originaire de Lévis, Jacynthe Carrier vit et travaille à Québec et à Montréal. Elle est titulaire d’un baccalauréat en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal et d’une maîtrise en photographie de l’Université Concordia. Ses œuvres ont été présentées dans plusieurs expositions individuelles et collectives au Québec (à La Triennale québécoise 2011, à la Manif’ d’art 4, au Musée régional de Rimouski, à la Galerie de l’UQAM, etc.). Ses vidéos ont fait partie de plusieurs programmations, notamment en Europe, au Brésil et aux États-Unis. En 2011, elle a remporté le Prix à la création artistique du Conseil des arts et des lettres du Québec. En 2012, elle a reçu le prix Pierre-Ayot. L’artiste est représentée par la Galerie Antoine Ertaskiran. jacynthecarrier.com
Titulaire d’une maîtrise en études des arts de l’UQAM, Anne-Marie St-Jean Aubre contribue régulièrement à divers magazines et publications. Elle occupe un poste d’assistante à la direction à SBC galerie d’art contemporain en plus de travailler comme commissaire indépendante. À son actif, on trouve les expositions Doux Amer (2009), Faire comme si… (2012), Autant en emporte le vent (2012), un co-commissariat avec Guillaume La Brie et Véronique Lépine et Tania Ruiz Gutiérrez. Les figures du temps et de l’espace (2012).