Gabriel Coutu-Dumont, The Way of the Willows – Claire Moeder, Contretemps du portrait

[Printemps-été 2014]

À Glasgow, l’artiste Gabriel Coutu-Dumont a établi un studio de photographie provisoire dans la rue Sauchiehall, une artère fréquentée par les noctambules de la ville. Durant plusieurs nuits, il a extrait ces passants du tumulte de la rue et les a invités à poser devant l’objectif d’un appareil analogique pour une séance de 20 minutes chacun. C’est ainsi qu’est née The Way of the Willows, une galerie de 80 portraits anachroniques où la composition classique contraste avec l’apparence contemporaine des modèles.

Isolement. Chaque portrait est réduit à une mise en scène dans un espace étroit, neutralisé par l’absence d’arrière plan. Les figures en buste y apparaissent dans un jeu de lumière direct et travaillé à l’excès qui accentue les reliefs des visages et les plis des vêtements. Le portrait s’organise dans le vide, centralisant la figure sur elle-même pour exclure tout élément extérieur. Avec sa stratégie d’absence de contexte, Gabriel Coutu-Dumont incline vers la définition commune du portrait donnée par Jean-Luc Nancy, soit « la représentation d’une personne considérée pour elle-même1 », allant ainsi à l’encontre d’une observation à dominante sociologique ou d’un récit visuel de la vie nocturne de Glasgow. Il crée des images insituables, suspendues dans le temps.

Il est étonnant de voir un tel écart stylistique chez cet artiste qui a exploré la photographie sous un jour intimiste (Sketches of Synchronicity, 2006-2010), macroscopique (Black Holes, 2011) ou encore distancé (Delta City, 2011). Même si certains usages photographiques de Gabriel Coutu-Dumont persistent, tels que « les jeux de lumière contrôlés, les formes iconoclastiques et le son mis en images2 », la série The Way of the Willows emprunte un chemin différent.

Citation. La mise en scène épurée et anti-naturaliste donne à l’image une texture et une finition semblables à celles des peintures flamandes du XVIIe siècle. D’emblée, le lien avec la peinture vient se glisser dans notre regard face à la photographie et le parasiter ; la citation y est incontournable. The Way of the Willows emprunte à l’école hollandaise ses canons et ses codes stricts : les figures sont très peu démonstratives, baignées dans un clair-obscur, et la pose debout est rejetée, considérée comme un signe de vanité. Cette esthétique empruntée à Van Eyck ou à Rembrandt rend complexe la neutralité apparente de la composition photographique.

Anachronisme. En se tournant vers le genre de la peinture flamande, l’artiste ouvre sa création à une forme d’historicité, mais surtout d’anachronisme. Ce geste traverse le temps et retourne à une histoire définie de l’art pour construire des images que Georges Didi-Huberman décrit comme « un objet de temps complexe, de temps impur : un extraordinaire montage de temps hétérogènes formant anachronismes. Dans la dynamique et dans la complexité de ce montage, des notions historiques aussi fondamentales que celles de “style” ou d’“époque” s’avèrent tout à coup d’une dangereuse plasticité (dangereuse seulement pour celui qui voudrait que toute chose soit à sa place une fois pour toutes à la même époque)3 ».

Au delà des images, ce sont les modalités d’accrochage elles-mêmes qui sont soumises à une forme anachronique. Sur les murs, The Way of the Willows reprend les codes de l’accrochage « à touche-touche » des Salons français des XVIIIe et XIXe siècles, dans la disposition serrée des œuvres sur plusieurs rangées. La série y trouve une densité et une cohérence nouvelles, les œuvres s’ordonnant en séquence stricte face à la multiplicité chaotique des figures. Avec cette reprise de la galerie de portraits historiques, Gabriel Coutu-Dumont convoque davantage la grandeur classique des Salons que le désir de classification qui animait les galeries de portraits à intérêt ethnographique des débuts de la photographie.

Il faut aller au-delà de la première lecture univoque du portrait « à la flamande » pour que la série renouvelle l’idée du portrait dans l’usage du portrait « traditionnel ». À elle seule essentiellement plastique, la citation picturale reste insuffisante pour considérer l’apport de cette série dans la redéfinition du portrait photographique aujourd’hui. C’est l’attachement de Gabriel Coutu-Dumont à des usages passés de la photographie et à des protocoles historiques de prises de vue qui fait toute la complexité de ces images. Sous l’évidence du portrait, esthétisé, magnifiant, se cache une multiplication des gestes de l’artiste tout à la fois photographe ambulant et portraitiste populaire qui retourne à une tradition du XIXe siècle. Le genre du portrait est donc ici indissociable de l’image du photographe, définie à rebours de son temps, non plus dans une actualité de l’artiste mais davantage dans l’emprunt d’un geste historique de la photographie.

Peinture et photographie. Un second geste historique apparaît à son tour dans l’effort de mise en scène et d’éclairage dramatique. Il évoque le pictorialisme français de la fin du XIXe siècle et en particulier les portraits et études du photographe Constant Puyo4, qui revendiqua la légitimation esthétique de la photographie au même titre que la peinture. En renvoyant au pictorialisme comme une source possible de The Way of the Willows, on se doit de convoquer la question du rapport ambigu qui unit et désunit les genres de la peinture et de la photographie. Historiquement, l’art du portrait photographique s’est affranchi peu à peu du modèle pictural, inventant et affinant son propre vocabulaire et influençant à son tour le genre dont il s’était détaché. Gabriel Coutu-Dumont actualise – avec un certain détachement – la rivalité historique des débuts du portrait photographique où les « héliographes » étaient accusés de vouloir rivaliser avec le peintre dans l’art du portrait. Plutôt que de raviver un débat marqué historiquement, The Way of the Willows poursuit une stratégie d’hybridation où les genres de la photographie et de la peinture s’enchevêtrent sans pour autant s’affronter. L’artiste y rend possible cette vertu de la photographie actuelle, désignée par Michel Poivert comme étant « une inscription plus juste de l’originalité photographique dans son rapport à l’art mais également celle d’une position critique de l’art, c’est-à-dire d’une nouvelle esthétique5 ».

Position critique. Gabriel Coutu-Dumont prend une position critique contre les canons qui véhiculent l’ostentation et l’autosatisfaction du portrait en gloire. Il cherche à produire une nouvelle forme de gloire, puisée dans les ressacs de la vie nocturne, là où le portrait instantané et naturaliste serait attendu. Dans la photographie moderne et contemporaine, le portrait magnifiant n’a pas disparu, ni le portrait social ou ethnologique6. Si Gabriel Coutu-Dumont renouvelle le premier, il ne succombe pas pour autant à la tentation de faire un portrait sociologique du lieu au moyen d’un échantillonnage de personnes. Il se refuse à saisir la figure humaine, à la décomposer en un certain nombre de profils qui serviraient ensuite à une opération de classification. La série de portraits semble guidée au contraire par une revendication plasticienne, déterminée dans l’histoire moderne de la photographie par les multiples croisements entre le médium photographique et les arts plastiques. Elle tient une position non documentaire où le geste photographique est mis en avant comme une interprétation du réel, qui se distancie de toute application utilitaire et de la notion d’ « instant décisif » à la suite de la photographie au tournant des années 1980.

Le portrait s’affirme dans son autonomie, se détachant de l’évènement dont il est extrait. Démobiliser la figure humaine, c’est donner le temps au regard. C’est également déplacer le sujet photographique hors du temps pour l’investir d’une valeur plastique. Chez Gabriel Coutu-Dumont, la revendication esthétique est portée par cette recherche presque obsessionnelle d’anachronisme. Il combine des codes surannés avec des indices actuels, interprète la présence de ces noctambules modernes à travers le prisme des canons picturaux du XVIIe siècle, du portrait popularisé du XIXe siècle ou encore du pictorialisme du XXe siècle naissant. Ces glissements anachroniques créent d’autres repères et des balises visuelles mouvantes qui évoluent constamment dans la résonance entre plusieurs époques. Le portrait serait donc essentiellement une question de temps. The Way of the Willows offre une prise de position singulière qui fait face à la photographie instantanée et au déferlement d’images rapides d’aujourd’hui.

1 Jean-Luc Nancy, Le regard du portrait, Paris, Éditions Galilée, 2000, p. 11.
2 Communiqué de presse, Galerie Donald Browne, Montréal, 25 avril 2013 [en ligne], consulté le 28 février 2014. URL : galeriedonaldbrowne.com.
3 Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 2000, p. 16-17.
4 Fondateur du photo-club de Paris en 1888 avec le photographe Robert Demachy.
5 Jean-Marc Huitorel, « Michel Poivert. La photographie contemporaine », Critique d’art [en ligne], no 21 (printemps 2003), mis en ligne le 27 février 2012, consulté le 28 février 2014. URL : critiquedart.revues. org/1951.
6 Se référer à Anne Biroleau, « Le visage en question – La représentation », in Sylvie Aubenas et Anne Biroleau, Portraits/Visages, Paris, BnF et Gallimard, 2003 [en ligne], consulté le 28 février 2014. URL : expositions. bnf.fr/portraits/arret/2/index2.htm.

 
Claire Moeder est auteure et critique d’art. Depuis 2010, elle est chroniqueuse d’expositions (ratsdeville) et compte plusieurs articles publiés dans les revues esse, Zone occupée et Marges. Elle a contribué à la publication du Mois de la Photo à Montréal de 2009 et à une monographie sur Christian Marclay (2009). Jeune commissaire, elle était en résidence à l’International Studio and Curatorial Program (New York) en 2013 et a réalisé l’exposition Sayeh Sarfaraz. Micropolitiques à la Maison des arts de Laval.

Né à Montréal en 1978, Gabriel Coutu-Dumont est un artiste multi-disciplinaire a également travaillé au sein de collectifs (RACAM, nAnalog et Silent Partners) ou collabore avec des organisations (MUTEK). Son travail solo a fait l’objet de plusieurs expositions au Canada et à l’étranger : Sketches of Synchronicity, notamment, mais aussi The Way of the Willows qui sera repris au Centre VU à Québec l’an prochain et fera l’objet d’une publication actuellement en préparation aux Éditions Sagamie. Coutu-Dumont est représenté par la galerie Donald Browne, à Montréal. www.gabrielcoutudumont.com

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