Stephen Gill, Pigeons – Iain Sinclair, Pêcher sous un pont

[Hiver 2015]

Nos expéditions commencent généralement à l’aube. Cette fois, m’expliqua Stephen, il était préférable d’attendre que l’heure de pointe ait diminué en intensité. Je m’assis sur les marches de l’église et attendis, admirant une procession d’interventions sculpturales rouge vif, arrêtées suffisamment longtemps au feu rouge pour accrocher un œil observateur : les nouveaux bus panoramiques Stagecoach, affichant la mention HORS SERVICE. Immobilisé sous le pont ferroviaire, frissonnant légèrement comme des chevaux de course trop racés, ce convoi de cardinaux écarlates se prélassait au soleil automnal. Et dans leur aura de trajet onéreux.

C’était bon d’être en vie et d’arpenter les rues à nouveau. D’être lancé dans une nouvelle aventure. Au cours des dernières années, notre partie de la ville avait cessé de ressembler à un livre de bibliothèque au rebut, rempli de faits obscurs et d’hommages allusifs à des écrivains décédés, pour devenir une galerie extérieure où les strates de graffiti se recouvraient continuellement sur un mode cannibale. Ici, une affiche nous invitant à éradiquer la pauvreté avait été embellie par l’ajout d’une représentation à l’aérosol d’un sans-abri orwellien grandeur nature, recroquevillé sur le trottoir. L’affiche recouvrait une porte condamnée.

« J’adore ce bleu, sa disparition progressive. »

L’art de Stephen – et je le considère comme une ressource majeure, un maître dans le domaine – est centré sur l’amour. Les discriminations de l’amour. L’amour en colère. L’amour aux aguets, qui relève les failles, les folies, les contraintes civiques. Il catalogue l’ordinaire spectaculaire : des tickets de pari jetés à la poubelle, des canettes de boisson énergétique, des albums de mariage. Mais il est toujours positif. Son travail représente pour lui aussi bien une raison d’être dehors – à déambuler, pédaler, pagayer dans son kayak ou prendre un train au hasard – qu’une condition requise pour faire des tirages, publier des livres, monter des expositions. Ôtez-lui son appareil photo, et il dessinera au crayon feutre sur ses globes oculaires.

« Il a fallu des années d’exposition au soleil de Bethnal Green1 pour parvenir à cette nuance. Le bleu s’est merveilleusement fané. »

Stephen est l’une des rares personnes qui apprécient les vieux ponts de chemin de fer en tant que ponts, c’est-à-dire en tant que portails non officiels vers d’autres secteurs de Londres. Mais, aujourd’hui, son nouveau projet requiert un départ moins matinal. Stephen devra se poster au milieu de la route, sous une série de ponts ferroviaires, pour introduire une longue perche dans les interstices obscurs des voûtes au-dessus de lui. Il y aura de nombreux ponts, beaucoup de plumes, de nids tombés.

Nous marchons vers l’ouest.

Mon guide est habillé comme un pêcheur urbain : chapeau mou bleu sans mouches dans le ruban, anorak bleu, pantalon ample, lourdes bottes. Il transporte un sac plein à craquer et une perche métallique. Il s’arrête à l’endroit où Collingwood Street émerge de Three Colts Lane.

« Regarde », dit Stephen.

Le toit en voûte du tunnel était strié de longues griffures jaune orange, révélant l’éclat originel des briques sous des générations d’enduit grisâtre et boueux.

« Des camions trop chargés en route vers les parcs à ferraille, au sud d’ici », expliqua Stephen.

Les électroménagers empilés à l’arrière d’innombrables camionnettes avaient entaillé le plafond bas. La partie de la voûte au-dessus de la voie nord était intacte. Stephen était un connaisseur en matière de délabrement urbain, mais ce pont ne lui disait rien. L’endroit s’annonçait peu prometteur pour commencer notre pêche. Stephen connaissait les secrets de la voie ferrée, de ses voies fluviales et de ses affluents argentés, comme un véritable indigène. Un chasseur-cueilleur d’images. Pendant que nous marchions depuis Cambridge Heath Road, il m’a montré l’entrepôt réhabilité où il avait eu un studio pendant de nombreuses années ; le site d’où il avait lancé ses expéditions à l’aube en terrain litigieux. Les anciens habitants – les ateliers d’impression, les photographes, les occupants invisibles – avaient vu leur loyer augmenter, puis avaient été expulsés. Les drogués qui se piquaient dans la cage d’ascenseur aussi.

« J’étais à cet endroit. Je voyais les trains depuis ma fenêtre. Je pouvais aller à vélo dans Lea Valley. Travailler toute la nuit dans la chambre noire. Et prendre une douche à la piscine de York Hall. »

Et maintenant ? L’entrepôt était entouré de palissades et d’échafaudages. Une autre occasion pour les investisseurs. Vous pouvez en faire l’achat à Kuala Lumpur, sans visite préalable.

La canne à pêche argentée est déployée. Stephen est content de sa prise, une flaque de lumière fantôme qui miroite sous le deuxième pont. « Écoute, me dit-il. On le sent vibrer, frissonner – le Stansted Express. » Les planches tremblent. Les poutres soupirent. Sa perche ressemble maintenant au bras artificiel d’un preneur de son frénétique qui tente de capter le sifflement des solives de métal fléchissant sous la pression. Cette perche télescopique provient d’une quincaillerie de Hackney Road. Elle sert en principe aux laveurs de carreaux, mais Stephen l’a adaptée pour son appareil photo. Nous n’avons pas besoin de voir ses proies, nous les sentons : un mélange de massepain brûlé et de soupe au diesel. Des gaz de marais s’échappant d’ossements enfouis dans une fosse commune de pestiférés. L’odeur du Londres post-historique et non sponsorisé. Stephen a les vêtements de circonstance, l’appareil photo, la longue canne. Il a oublié le masque chirurgical. Les sujets réticents de son investigation sont les tribus de pigeons urbains qui infestent ces arches depuis l’avènement du chemin de fer. Ils ont connu l’époque, aujourd’hui révolue, où l’on faisait librement le commerce des animaux exotiques – des lionceaux, des perroquets, des singes.

La magie particulière et indescriptible de ce secteur vient de son envahissement, à l’époque victorienne, par les canaux et les voies ferrées, qui créa nombre de cachettes pour les revendeurs, les colporteurs, les activités illégales. Stephen rend hommage à la vie privée des colonies de pigeons tant décriées, ces poulaillers gris et spectraux nichés au cœur des majestueuses ferronneries du grand-œuvre ferroviaire. Les oiseaux évoquent des âmes mortes, perchés ainsi sur des stalagmites, sur les récifs et les monticules coniques de leurs propres fientes. Plus d’un siècle d’excréments acides attaquant le métal. Nous n’avons jamais observé ces créatures dans un cadre aussi intime : complètement vulnérables, pris par surprise. Ils sont effrayés, agités par le flash brutal. Les portraits aviaires, sur lesquels Stephen a un contrôle limité, sont de l’ordre de la révélation. Ils documentent un pan jusque-là invisible de la vie londonienne, l’une des rares zones ayant échappé à l’intrusion des caméras de surveillance.

Des pèlerins, pour la plupart d’origine asiatique, qui passaient par le tunnel comme si c’était un poste frontière entre deux mondes, remarquent le pêcheur d’images mais le laissent vaquer à ses occupations, sans faire de commentaires. La longue perche oscille. Stephen se poste sur la route et commence son raid. Les voitures l’évitent. Il compte à voix haute, son appareil photo est armé : « Un, deux, trois… » Au bout de douze secondes, détonation du flash. Stephen vise à l’aveuglette. C’est seulement à l’impression qu’il découvrira ce qu’il a saisi. Trop souvent, il provoque une explosion outragée de battements d’ailes, dont les réverbérations évoquent ironiquement des applaudissements répercutés par une chambre d’écho. Les oiseaux tournent, piquent, se posent, se regroupent sur le toit pentu des nouveaux immeubles construits le long de Vallance Road. Les âmes ayant réussi à transmigrer depuis l’époque où s’alignaient ici des logements ouvriers ont une nouvelle existence au purgatoire des pigeons.

Un jeune oiseau tombé du nid, le ventre encore rose, se débat sur un rebord, incapable, semble-t-il, de s’envoler, mais peu disposé à tomber au sol, prisonnier d’un éternel tourment sisyphien. Métaphore de certaines réalités pénibles. Face auxquelles nous sommes impuissants.

L’aspect le plus inattendu de cette séance avec les pigeons est que nous sommes là, deux hommes en train d’explorer les voûtes d’un pont ferroviaire avec une longue canne métallique, équipée d’un appareil photo et d’un flash puissant (comme celui qui, selon les conspirationnistes, aurait aveuglé le chauffeur de la princesse Diana dans le tunnel), et personne ne nous pose de questions. Dans une ville sous surveillance, où faire des photos de bâtiments publics est considéré comme suspect, voire criminel – « Ne savez-vous pas que nous sommes en guerre ? » – prendre des portraits de pigeons n’attire aucun commentaire. Jusqu’à ce qu’une matrone du quartier, chien en laisse, s’approche de nous. « Ce n’est pas la bonne technique, messieurs. Vous ne vous débarrasserez jamais d’eux comme ça. Je vis ici depuis trente ans et j’ai tout essayé. Mais ils continuent de se poser sur ma tête chaque fois que je sors. Ils se comportent vraiment comme en pays conquis ! »
Traduit par Emmanuelle Bouet. 

 
Stephen Gill est né à Bristol, en Grande-Bretagne, en 1971 et s’intéresse à la photographie depuis son enfance. Son travail a été exposé et acquis par des galeries et musées partout dans
le monde, notamment la National Portrait Gallery de Londres, le Tate,
 le Victoria and Albert Museum et 
The Photographer’s Gallery. Il a fait l’objet d’expositions individuelles dans des festivals comme Les rencontres d’Arles, le Toronto Photography Festival et PHotoEspaña. Gill est également reconnu pour ses nombreux livres de photos publiés à compte d’auteur dont Invisible, Hackney Wick, Archaeology in Reverse, Hackney Flowers, Buried, Coming Up for Air, A Book of Birds, Coexistence
 et Best before End. Le FOAM Fotografiemuseum Amsterdam lui a consacré une importante exposition en 2013.
 La série Pigeons a fait récemment l’objet d’une publication chez Nobody Books. www.nobodybooks.com www.stephengill.co.uk

Iain Sinclair vit dans le quartier de Hackney, à Londres, depuis 1969. Il a notamment publié Downriver, Lights out for the Territory, London Orbital et Edge of the Orison. Parmi ses livres les plus récents figurent Hackney, That Rose-Red Empire et Ghost Milk.

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