Phil Chadwick, Creative Scene Investigation – Bénédicte Ramade, Tom Thomson à l’aune de la criminalistique météorologique

[Hiver 2013]

par Bénédicte Ramade

La météorologie est une science de la prévision. Chaque jour, 2,5 quintillions de bytes d’informations sont analysés pour parvenir à anticiper les précipitations, prévoir les températures, etc. Le bulletin météo, télévisuel ou radiophonique, s’est imposé en baromètre indispensable et on ne compte plus les « appli » à ce sujet. La météorologie criminalistique, quant à elle, consiste en l’analyse et la reconstitution des conditions climatiques d’un délit afin d’en confirmer ou en infirmer la chronologie. Phil Chadwick, scientifique, météorologue auprès d’Environnement Canada et peintre de paysage dans le parc Algonquin, s’emploie depuis plusieurs années à appliquer les méthodes d’analyse et de lectures de la météorologie criminalistique à la peinture du Groupe des Sept et de son précurseur Tom Thomson. Mais il ne résout aucun crime ; l’interprétation à laquelle il se livre est d’un autre ordre. C’est au cours de conférences publiques que Chadwick « élucide » certaines des études les plus célèbres de Thomson à grand renfort d’animations, de flèches, d’indications, d’explications scientifiques complexes pour attester de la conformité météorologique des effets climatiques dépeints dans les années 1910. L’analyse du fameux Thunderhead peint par Thomson en 1913 (Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa) nous amène à penser que le titre même du panneau (« tête de cumulonimbus ») est erroné. Tornade aurait été plus juste si l’on suit Chadwick dans sa démonstration du développement classique d’une tornade de type F2 (sur l’échelle de Fujita). Par un système de schémas et de flèches directionnelles indiquant le sens de déplacement de la supercellule dépressionnaire (de la gauche vers la droite, soit de l’ouest vers l’est) et le calcul de la distance effectué en fonction de la taille des arbres, le scientifique nous apprend que Thomson était orienté vers le nord, à une distance assez courte pour représenter précisément en moins de deux heures la trajectoire destructrice de la tornade. Au-delà de ce correctif apporté au sujet même du tableau, Chadwick souhaite surtout démontrer que Thomson était un fin observateur de la nature et un météorologue.

La météorologie est une science de la prévision. Chaque jour, 2,5 quintillions de bytes d’informations1 sont analysés pour parvenir à anticiper les précipitations, prévoir les températures, etc. Le bulletin météo, télévisuel ou radiophonique, s’est imposé en baromètre indispensable et on ne compte plus les « appli » à ce sujet. La météorologie criminalistique, quant à elle, consiste en l’analyse et la reconstitution des conditions climatiques d’un délit afin d’en confirmer ou en infirmer la chronologie. Phil Chadwick, scientifique, météorologue auprès d’En­vironnement Canada et peintre de paysage dans le parc Algonquin, s’emploie depuis plusieurs années à appliquer les méthodes d’analyse et de lectures de la météorologie criminalistique à la peinture du Groupe des Sept et de son précurseur Tom Thomson. Mais il ne résout aucun crime ; l’interprétation à laquelle il se livre est d’un autre ordre.

C’est au cours de conférences publiques que Chadwick « élucide » certaines des études les plus célèbres de Thomson à grand renfort d’animations, de flèches, d’indications, d’explications scientifiques complexes pour attester de la conformité météorologique des effets climatiques dépeints dans les années 1910. L’analyse du fameux Thunderhead peint par Thomson en 1913 (Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa) nous amène à penser que le titre même du panneau (« tête de cumulonimbus ») est erroné. Tornade aurait été plus juste si l’on suit Chadwick dans sa démonstration du développement classique d’une tornade de type F2 (sur l’échelle de Fujita). Par un système de schémas et de flèches directionnelles indiquant le sens de déplacement de la supercellule dépressionnaire (de la gauche vers la droite, soit de l’ouest vers l’est) et le calcul de la distance effectué en fonction de la taille des arbres, le scientifique nous apprend que Thomson était orienté vers le nord, à une distance assez courte pour représenter précisément en moins de deux heures la trajectoire destructrice de la tornade. Au-delà de ce correctif apporté au sujet même du tableau, Chadwick souhaite surtout démontrer que Thomson était un fin observateur de la nature et un météorologue. « Tom Thomson was a weatherman » est ainsi la grande conclusion que fait Chadwick au sujet de ce peintre, jusqu’ici reconnu pour avoir capté « l’âme du Canada »2, une lecture plus mystique qui ne fait pas long feu à l’aune de la météorologie criminalistique.

La dimension esthétique des œuvres de Tom Thomson est suspendue au profit d’un autre regard, scientifique, guidé par un impératif de véracité météorologique qui n’a cure de la grande notoriété du peintre. L’histoire de l’art, le contexte artistique et social des œuvres n’ont pas d’incidence sur le regard que Chadwick porte sur le corpus de Thomson. Isolant une variable, Chadwick reparamètre ainsi chacun de ses « cas » suivant des données météorologiques. Pour ce faire, il agit avec force détails pour transformer les œuvres en preuves, s’appuyant sur la permanence de certains phénomènes climatiques. Ainsi, le panneau Clouds (The Zeppelins) de 1915 (Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa) dépeint-il fidèlement la formation d’un front chaud et sa cohorte de cirrus. Installé dans une zone de basse pression, Thomson regardait cette fois-ci vers le sud, nous apprend Chadwick obnubilé par sa recherche de vérité. De la position des étoiles à l’aspect des formations nébuleuses dans le ciel, tous ces éléments composent l’arsenal que le scientifique a appelé non sans ironie csi. « Creative Scene Investigation » est un jeu de mots qui surfe sur le succès des escouades criminalistiques à la télévision. Il estampille les conférences publiques au cours desquelles Chadwick fait la démonstration de sa science, égrenant les saisons à l’aide des tableaux de Thomson et des membres du Groupe des Sept3. Les grandes heures de l’art canadien revisitées à l’aune de la criminalistique météorologique se retrouvent enrichies d’une dimension vériste et gagnent alors un adn climatique.

Cette lecture réaliste de l’art de Tom Thomson s’inscrit dans un désir d’authentification d’œuvres phares de l’histoire de l’art auquel contribue à sa manière un astronome de l’université du Texas, Donald Olson. Ce dernier a mis en application les méthodes de l’astronomie forensique (forensic astronomy) afin de démontrer la véracité des configurations célestes dépeintes par Munch dans Jeunes filles sur un pont (1899) et Le cri (1893). Qualifiés de manies de cruciverbistes par Sue Prideaux4, spécialiste de Munch, les outils et le dessein d’Olson concordent avec ceux de Chadwick. Procéder à une lecture d’œuvres à l’aune de la forensique, astronomique ou météorologique, bouscule nos habitudes esthétiques et remet en question l’admissibilité d’une telle méthode dans le champ de l’histoire de l’art au nom d’une logique d’authenticité plutôt subversive. Les toiles deviendraient alors des preuves de réalisme sans que la démonstration n’invalide pour autant leur probité esthétique et culturelle : « It still has the same emotional impact, we are just separating the real from the unreal », précise Olson en réponse aux attaques5.

Si on connaissait jusqu’ici les vérifications et authentifications effectuées par la forensique dans des cas litigieux de datation (Olson a ainsi déterminé l’heure et le jour de la prise de vue d’Autumn Moon d’Ansel Adams) ou d’attribution (le spécialiste Paul Biro analysant la peinture d’une toile peinte « à la Pollock » trouvée par une septuagénaire dans une brocante, dans une truculente épopée filmée par Harry Moses en 2006, Who the Fuck is Jackson Pollock?), la forensique offre désormais une nouvelle application. Certes déroutante puisqu’il n’est jamais vraiment question des œuvres sur un plan esthétique, cette nouvelle perspective dans le cas de Chadwick vient à faire de Thomson un naturaliste dont les études sont de stricts enregistrements de haute fidélité de phénomènes climatiques. L’entreprise scientifique de Chadwick et d’Olson met ainsi à mal la mythologie romantique et le folklore qui enrobent nombre de chefs-d’œuvre, mais en réduit aussi le champ à une question iconographique. Stricto sensu, la véritable identité canadienne des paysages de Thomson et des Sept ne fait plus aucun doute ainsi diagnostiquée par le prisme criminalistique. Tom Thomson est donc reconnu coupable d’être météorologue.

1 Nate Silver, « The Weatherman is not a Moron », New York Times Magazine, 7 septembre 2012, www.nytimes.com/2012/09/09/magazine/the-weatherman-is-not-a-moron.html?pagewanted=all
2 John O’Brian et Peter White, « Introduction », dans John O’Brian et Peter White (eds.), Beyond Wilderness: The Group of Seven, Canadian Identity, and Contemporary Art, Montréal, Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2007, p. 4 : « … the artists and their supporters argued that national identity was inseparable from the geography andclimate of Canada’s boreal land mass. »
3 Deux cents toiles ont à ce jour
été analysées par Chadwick.
4 Cité par Jennifer Drapkin et Sarah Zielinski,
« Forensic Astronomer Solves Fine Arts Puzzles », Smithsonian Magazine, avril 2009, www.smithsonianmag.com/arts-culture/Celestial-Sleuth.html
5 Idem.

Après avoir étudié en physique nucléaire, Phil Chadwick a entrepris une carrière en météorologie à Environnement Canada en 1976 ; il s’intéresse aux conditions météorologiques particulièrement mauvaises. Chadwick est aussi reconnu comme artiste ; ses peintures ont pour sujet la nature. Ses œuvres renvoient à ses expériences personnelles. Elles font partie de nombreuses collections, privées et d’entreprises et figurent dans plusieurs revues et calendriers. Au fil des ans, Chadwick s’est servi de ses connaissances des phénomènes météorologiques et de son flair artistique pour donner une série de conférences au profit d’un champ de recherche qu’il nomme météorologie judiciaire et qui permet de déduire l’époque, l’orientation et les conditions météorologiques sous-tendant les moments saisis dans les peintures d’artistes canadiens tels que Tom Thomson et les membres du Groupe des Sept, ces observateurs de la nature au regard particulièrement acéré.

Bénédicte Ramade est historienne de l’art. Elle termine actuellement son doctorat consacré à la réhabilitation critique de l’art écologique américain. Journaliste et critique d’art, elle a acquis une expertise sur les questions de nature et d’écologie dans les pratiques contemporaines qu’elle matérialise dans des commissariats d’exposition (Acclimatation, Villa Arson, Nice (2008-2009); REHAB, L’art de re-faire, Fondation EDF, Paris, (2010-2011).

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