Quand le document s’anime et le spectateur performe : Tim Clark, Reading the limits (2008) – David Tomas

[Automne 2010]

L’exposition Tim Clark. Reading the Limits présentée par la Galerie Leonard & Bina Ellen à l’Université Concordia du 23 octobre au 29 novembre 20081 constituait, à un premier niveau, une rétrospective consacrée à Tim Clark, artiste montréalais dont le travail centré sur la performance donna lieu à un ensemble d’œuvres notables entre 1977 et 20031. À un second niveau, il s’agissait de réexaminer le statut de l’artiste contemporain ainsi que la fonction interstitielle de l’œuvre d’art après l’académisme contemporain des années 1970. L’exposition présentait donc le travail de Clark sur un mode rétrospectif, tout en explorant activement, par sa logique et son agencement, le statut de l’artiste contemporain, la fonction de l’œuvre d’art et le rôle du spectateur.


par David Tomas

Le travail de Clark s’enracine dans la philosophie et tout particulièrement dans la pensée éthique. Sa démarche soulève indirectement des questions sur la nature et la fonction de l’art : ses conditions d’existence, sa capacité à générer la connaissance, ses fonctions sociales et politiques et ses limites; elle suggère également une réflexion sur le rôle de l’université dans la combinaison et la reformulation des activités de l’artiste, du commissaire et du spectateur, devenues des composantes complémentaires dans un système de production artistique. L’intérêt de cette démarche est lié à la nature innovatrice et déstabilisante des performances, qui interrogent l’essence et les limites de l’art, à une époque où les pratiques d’avant-garde sont fréquemment récupérées par l’institution universitaire et deviennent les produits d’une culture du savoir, selon une logique économique, professionnelle et structurée.

L’un des objectifs de l’exposition était donc de souligner sa pertinence et les possibilités qu’offrent ces expériences et propositions visuelles complexes, post-conceptuelles et intellectuellement engagées, axées sur les limites de l’art. Elle soulignait également l’existence de fonctions sociales alternatives pour l’artiste, et de modèles artistiques distincts de ceux qui privilégient la maîtrise technique et le divertissement.

Concevoir Tim Clark. Reading the Limits n’allait pas sans difficultés, puisque la majorité des réalisations de l’artiste, fondées sur la performance, étaient donc éphémères par nature. Les « archives » de Clark comprenaient trois installations de table, un livre-objet, une série d’œuvres installées au mur et une documentation photographique et vidéographique limitée. Ces éléments constituaient le matériau visuel et conceptuel brut de l’exposition, ainsi que sa matrice de recherche.

Une analyse du travail de Clark mit en lumière une pratique centrée sur une culture du mot imprimé – en particulier des lectures, citations ou livres présentés sous forme de performances, d’installations et de « performances pour l’assistance »2 centrées sur des objets. Le recours au texte et à la citation dans le travail de Clark, et le fait qu’il définissait l’implication du spectateur en ces termes, motivèrent la décision d’organiser l’exposition autour du livre et du texte. Parallèlement, ce mode de fonctionnement permettait de relier sa pratique artistique au rôle joué par l’université au cours de la seconde moitié du XXe siècle, entraînant la redéfinition de l’art comme matrice de la connaissance et l’élaboration d’un nouveau statut universitaire pour l’artiste. Si la culture livresque universitaire est reconnue comme la nouvelle base de production du savoir dans le monde de l’art actuel, on voit se dessiner une nouvelle histoire de l’art contemporain qui prend en compte ce cadre de référence et son économie de l’information. Les premiers praticiens de l’art conceptuel ont, indirectement, exploré divers éléments symboliques d’une culture universitaire génératrice de connaissance et d’information par le recours à de « nouveaux médiums artistiques » : fiches d’indexation, photocopies, ouvrages universitaires. Information Room (1970) de Joseph Kosuth en est un exemple particulièrement intéressant ou, plus récemment, l’installation du Vito Acconci Studio Info-system/bookstore for Documenta X (1997). L’approche de Clark, fondée sur la performance, incarnait une exploration différente mais complémentaire de la culture universitaire du savoir et de son impact sur les arts visuels.

Deux stratégies furent adoptées pour l’agencement de l’exposition, destinées à inviter le spectateur à établir une relation performative/textuelle avec l’œuvre de Clark, l’univers de sa pratique et les questions qui s’y rattachent. La première stratégie consistait à répartir des œuvres originales dans l’espace d’exposition en les reliant explicitement (par référence) ou implicitement (par proximité) à des panneaux de texte. Le procédé créait une expérience de lecture réciproque qui se trouvait doublement articulée dans l’espace et sur les murs. Il créait également, dans le contexte des­­ installations de table qui incorporaient des livres, une relation productive avec ces derniers, où le spectateur pouvait, selon les mots de Roland Barthes, sortir de son rôle traditionnel de consommateur de texte (le lisible) pour devenir un véritable performeur de ce qu’il lit et donc un « producteur du texte » (le scriptible).3

La seconde stratégie concernait la composition des panneaux de textes déployés de façon linéaire le long des murs de la galerie. La nature complexe du travail de Clark justifiait ce mode de présentation classique et la clarté d’un tel agencement, qui encourageait et renforçait une première expérience du lisible dans l’œuvre de Clark, stratégiquement contrebalancée par des incitations à faire l’expérience du scriptible. Ces panneaux étaient formés de trois éléments, le premier et le dernier encadrant un document visuel (photographie d’époque ou copie) afin de le mettre en valeur et en contexte. Le premier élément, en lien novateur avec la publication, était une page du catalogue résumant l’essentiel de l’œuvre. Le dernier élément consistait en une description, par l’artiste lui-même, de l’œuvre et de ses objectifs, et des enjeux de sa réalisation. La juxtaposition de la page de catalogue et de la description de l’artiste dans ses propres mots déclenchait une dynamique réciproque entre le discours du commissaire et de l’institution (registre du lisible) et la « voix » de l’artiste incarnée par une description imprimée (registre du scriptible). Cette interrelation était accentuée et enrichie par la voix enregistrée de l’artiste, restituée par les deux seuls films vidéo existants, projetés dans l’espace d’exposition. Ces éléments animaient le document visuel et se répondaient à travers lui, processus qui ne pouvait advenir qu’à travers la médiation active et scriptible du spectateur. Les pages du catalogue établissaient par ailleurs un renvoi vers l’objet livre dont elles provenaient, ce dernier étant conçu ici comme un livre plutôt que comme un simple document explicatif, pour renforcer le lien sous-jacent de l’exposition avec une culture de livres, de textes et de savoirs, et de pratiques passives et actives de lecture. Cependant, la taille et le style des caractères typographiques variant d’un élément à l’autre, le spectateur entrait aussi dans une relation spatio-temporelle (narrative) avec chaque panneau de texte. En visitant l’exposition, le public se trouvait constamment sensibilisé aux dimensions performatives du lisible et du scriptible, grâce à une expérience de lecture stimulée par l’agencement de l’exposition. Entre l’objet livre et une stratégie orientée autour du texte, sous forme d’un parcours quasi-linéaire, dynamique et narratif à travers Reading the Limits, le spectateur était encouragé à entrer, physiquement, conceptuellement et intellectuellement, dans l’univers de Clark, et à reproduire les activités lisibles et scriptibles qui étaient également au cœur de sa pratique : cette duplication générait une expérience participative. Enfin, le fait de construire l’exposition autour du texte, sous forme lisible ou scriptible, incitait le spectateur à réfléchir, explicitement ou implicitement, à la question de la mise en place des fonctions sociales et universitaires de l’artiste et de l’œuvre, et de leurs relations avec la production et la consommation du savoir social et culturel sous différents aspects.

Pour atteindre ses buts, une exposition comme Reading the Limits doit être centrée sur la logique culturelle inhérente à une démarche esthétique, reprise et articulée de façon dynamique dans l’espace architectural. Lorsque cette démarche est solide et cohérente sur le plan théorique, elle aboutit à une œuvre culturellement compacte. Plus l’œuvre est concise, plus sa logique culturelle entre en résonance avec la logique structurant la culture, ou la sous-culture, à laquelle elle appartient. La singularité de l’œuvre de Tim Clark réside dans la façon dont elle réarticule la connaissance fondée sur le livre, à une époque où l’éducation et la pratique artistiques ont redéfini leurs critères de production en termes universitaires et professionnels, plutôt qu’en termes de vocation et d’intention. Au cours des années 1960 et 1970, le monde de l’art s’est ostensiblement détourné des pratiques basées sur le savoir-faire au profit de pratiques intellectuelles évoluant autour du livre. L’exposition Reading the Limits était conçue de manière à mettre en évidence un lien parallèle avec la galerie Leonard & Bina Ellen, située dans le bâtiment qui abrite également la Webster Library, bibliothèque principale de l’Université Concordia. La relation entre la bibliothèque et l’exposition était renforcée par des rappels indirects (ouvrages empruntés à la bibliothèque et intégrés à l’exposition) et par le fait que Clark a travaillé et enseigné à l’Université Concordia pendant la majeure partie de sa vie, et développé dans ses murs sa prédilection pour le livre et la philosophie. Cette imbrication de fonctions, d’espaces, de rôles, formait le cadre de référence invisible et multidimensionnel dans lequel le spectateur expérimentait l’exposition, amené par un enchaînement de séquences et d’intervalles vers un état de réflexion et de questionnement.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 L’exposition fut montée par David Tomas, en collaboration avec Michèle Thériault et Eduardo Ralickas. Le catalogue, comprenant deux essais approfondis d’Eduardo Ralickas et David Tomas, fut édité par David Tomas et Michèle Thériault.

2 Correspondance par courriel avec l’auteur, 12 juin 2008. L’importance de la lecture dans le travail de Clark est clairement indiquée, entre autres, par les titres de ses performances à la fin des années 1970 : A Reading from ‘The Story of the Eye’, by Georges Bataille (1978); A Reading of “On Obedience and Discipline,” from The Imitation of Christ, by Thomas a Kempis (1979); A Reading from “The Bikeriders” by Danny Lyon, Cal., Age Twenty-eight, Ex-Hell’s Angel Member, Chicago Outlaws (1979); and A Reading of the Lord’s Prayer (23rd psalm) (1979). Dans chacune de ces performances, Clark lisait un texte à haute voix. Le rôle du lecteur fut dévolu au spectateur dans les installations de Clark au début des années 1980, et le processus se poursuivit avec les installations de table au cours des années 1990.

3 Roland Barthes, S/Z, Seuil, 1970, coll. Points,
p. 10. Voir notamment les performances pour l’assistance de Clark, basées sur des installations de table : [1] Veit & Comp., Berlin, 1845/1847. [2] Presses Universitaires de France, Paris (1991) et Deipnosophistae (1993). Voir également l’installation John 15: 2-3, An Anonymous Letter (1981).

Tim Clark a étudié la philosophie analytique avant de se tourner vers les arts visuels à la fin des années 1960. Sa prédilection pour la philosophie teintera toute son œuvre, influencée par les courants de l’art conceptuel, du minimalisme et de la performance. Il a obtenu une maîtrise en arts visuels et une autre en histoire de l’art à l’Université Concordia, respectivement en 1982 et en 1986, puis y sera nommé professeur au département des arts visuels en 1997, où il enseigne toujours. Depuis 2003, il se consacre à la recherche universitaire.

Artiste et auteur, David Tomas a exposé au Canada, aux États-Unis et en Europe. Il a été chercheur invité au California Institute of the Arts, au Goldsmiths College, University of London, ainsi qu’au Musée des beaux-arts du Canada. On lui doit Beyond the Image Machine: A History of Visual Technologies (2004), A Blinding Flash of Light: Photography Between Disciplines and Media (2004) et Transcultural Space and Transcultural Beings (1996). Tomas termine actuellement un essai sur la relation entre Dziga Vertov, Michael Snow et Harun Farocki, à paraître chez NSCAD University Press. Il enseigne à l’École des arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal. www.er.uqam.ca/nobel/dtomas

 
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