[Automne 2012]
Un entretien par Jacques Doyon
Jacques Doyon : La maison Christie’s à New York vient d’annoncer la vente d’une photographie de Jeff Wall datant de 1992, Dead Troops Talk (A Vision after an Ambush of a Red Army Patrol, near Moqor, Afghanistan, Winter 1986) pour 3,6 millions de dollars, un record pour cet artiste canadien. C’est la photographie canadienne la plus coûteuse jamais vendue aux enchères, et la troisième à l’échelle internationale derrière des œuvres d’Andreas Gursky et de Cindy Sherman. Que nous disent ces ventes records à propos du marché actuel de la photographie contemporaine et de sa reconnaissance?
Stephen Bulger : Votre question touche à un certain nombre de considérations, mais il faut d’abord préciser de quel marché cette vente est représentative, or dans le cas de Jeff Wall, d’Andreas Gursky et de Cindy Sherman, entre autres, il s’agit du marché de l’art contemporain. Je le précise pour le différencier du marché de la photographie, où se négocient les œuvres de la plupart des photographes contemporains. Les photographies ont fait leur entrée sur le marché de l’art contemporain avec le mouvement du Pop Art, lorsque Robert Rauschenberg, Andy Warhol et d’autres utilisaient des photographies parmi toute une panoplie de ressources, intégrant ainsi ce médium à leurs pratiques avantgardistes. Wall fait partie des artistes qui se rattachent à ce courant, par opposition à celui dont se réclament Alfred Stieglitz, Edward Weston ou Robert Frank.
Avec l’avènement des technologies plus performantes (scanner à tambour, impression numérique, etc.), de nombreux artistes ont pu produire pour la première fois des photos grand format d’excellente qualité, et l’emploi de la photographie en art contemporain s’est bientôt généralisé. Autour de la même époque, on observait un intérêt grandissant pour les œuvres au contenu plus réaliste, auxquelles la dimension factuelle de la photographie faisait de celle-ci un médium de choix.
J’ai remarqué un changement dans les habitudes de certains collectionneurs d’art contemporain. Peu après la crise financière, beaucoup d’entre eux, qui avaient acquis des photographies grand format à des prix très élevés, se sont tournés vers des photographies d’époques antérieures. Bien qu’à mon avis le marché de l’art contemporain et celui de la photographie soient encore largement distincts, la démarcation entre l’art et la photographie est moins nette qu’auparavant. Et si des sommes importantes sont consacrées à l’achat de photographies, toutes catégories confondues, cela contribue certainement à la légitimation du médium dans son ensemble.
JD : On décrit généralement la photographie canadienne des dernières décennies comme caractérisée essentiellement par une orientation documentaire et sociale, ainsi que par des pratiques narratives reliées à la question identitaire ou à la sphère privée. On y relève également de brillants exemples de photojournalisme. Pouvez-vous nous aider à comprendre la distinction entre le marché de la photographie contemporaine et celui de l’art contemporain ? Quelles sont leurs carac-téristiques (types de pratique, périodes concernées) ? Et comment ce marché s’est-il développé au Canada (quels sont vos prédécesseurs) ?
SB : Il y a effectivement une importante tradition documentaire au Canada, ainsi qu’une photographie plus « expressive » qui se rattache à plusieurs des thèmes auxquels vous faites allusion. En ce qui concerne le premier courant, lorsque l’on parle de photographie documentaire, de photojournalisme ou même de photographie de mode, on évoque un type de photographie dont le principal support de diffusion est la page imprimée, par opposition aux galeries. Ce sont des exemples actuels de genres qui se pratiquent depuis de nombreuses années et qui sont étroitement associés à la photographie historique. Je crois que c’est le deuxième courant qui suscite la confusion. Quand je dis « photographie expressive », je parle d’une œuvre consciemment réalisée pour un public qui s’intéresse aux arts visuels, et destinée avant tout à être exposée.
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de subdiviser encore le public en tentant de distinguer le marché de la photographie (qui inclut des œuvres du xixe siècle, mais aussi celles de Paul Strand, de Walker Evans, d’Helen Lewitt, de Diane Arbus, de William Eggleston, de Lee Friedlander et d’autres) du marché de la photographie artistique contemporaine (Edward Burtynsky, Richard Misrach, Mark Klett, par exemple). Mais je vois vraiment une démarcation entre ce marché et celui de l’art contemporain, qui comprend les médiums traditionnels (dessin, peinture, sculpture) et des médiums plus récents (photographie, vidéo, informatique, etc.).
Le marché de l’art à Toronto fut actif dès le milieu des années 1970, et Loretta Yarlow était renommée pour son expertise dans le domaine photographique ; d’autres galeries à cette époque, dont Isaac etDavid Mirvish, exposaient des photos occasionnellement. Entre la fin des années 1970 et celle des années 1980, Corkin Gallery, Déjà Vu, Baldwin Street Gallery et Moment in Time Gallery se spécialisaient dans la photo, et quelques autres galeries présentaient occasionnellement des photographies.
Au cours des années 1980, Ydessa Gallery exposait un art contemporain de calibre international, et ce mandat fut repris plus tard par S.L. Simpson Gallery. Cet art contemporain jouait sur divers médiums, et les artistes qui empruntaient au médium photographique ne s’identifiaient pas aux « photographes » mais aux autres artistes représentés par ces galeries, et dont le travail fut reconnu par le monde muséal bien avant que ces mêmes musées entreprennent de collectionner des « photographies ».
JD : L’histoire de la photographie a visiblement trouvé sa place dans nos institutions. La plupart des grands musées canadiens, ainsi que le Centre canadien d’architecture et la Fondation Ydessa Hendeles possèdent maintenant d’importantes – voire de remarquables – collections historiques de photographies. Quelle ont été les conséquences du développement de ces collections sur le marché canadien ? Certaines de ces œuvres historiques sont-elles issues du marché canadien ou ont-elles transité par lui ? Le marché de la photographie est-il essentiellement institutionnel, ou bien existe-t-il un groupe important de collectionneurs privés (particuliers ou entreprises) ? Quel rôle joue le marché de la photographie dans le fait que les pratiques photographiques canadiennes des années 1960 et au-delà sont désormais mieux reconnues ?
SB : Il existe en effet des collections remarquables ! Certains particuliers, comme Phyllis Lambert et Ydessa Hendeles, ont une influence non négligeable à la fois sur le marché canadien et international. Ils achètent des œuvres en fonction de leurs goûts, sans se limiter à un marché particulier. Leur exemple encourage les acquisitions de façon générale. Le budget de la plupart des acheteurs n’est pas comparable à celui de Phyllis ou d’Ydessa, mais grâce à ces collectionneurs, la nécessité d’acquérir des œuvres originales est maintenant reconnue et je pense que c’est principalement le marché local qui en bénéficie.
Le marché canadien se compose de particuliers et d’institutions publiques ou privées, qui, tous, achètent plus de photographies qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici. Il s’agit surtout d’œuvres contemporaines, mais les œuvres antérieures (du xixe siècle au milieu du xxe) suscitent de plus en plus d’acquisitions.
JD : Vous mentionnez le fait que les pho-tographies contemporaines réalisées par des photographes se vendent majoritairement dans le cadre propre au marché de la photographie. Les prix de ce marché ont-ils été influencés par une meilleure visibilité de la photographie (et la hausse de ses prix) sur le marché de l’art contemporain ? Ce marché particulier a-t-il contribué à une augmentation intéressante de la valeur de la production photographique actuelle au Canada ?
SB : On achète des photographies avec beaucoup plus de confiance aujourd’hui. Cela est dû en grande partie à une plus grande longévité des tirages couleur et à une meilleure compréhension des conditions de conservation des photographies. C’est également dû à l’expansion du marché de l’art en général. Si quelqu’un estime qu’il pourrait prendre lui-même une photographie donnée, il ne l’achètera pas, car les gens ont souvent des opinions bien arrêtées dans le domaine de la photo ; ils sont généralement moins catégoriques à propos de la sculpture ou de la peinture parce qu’ils n’ont jamais tenté d’en faire, ce qui tempère leur regard critique. En dix-sept ans, j’ai vu disparaître les appréhensions liées à l’acquisition de photographies.
JD : Peut-on vraiment dissocier aussi clairement l’art et la photographie, en termes de domaine et de marché ? Je pense à des artistes comme Edward Burtynsky et Lynne Cohen, qui sont bien connus comme photographes, mais sont également reconnus dans le monde de l’art et de ses institutions. Ne va-t-on pas plutôt vers une véritable intégration et une reconnaissance de la photographie dans le cadre du domaine artistique, incluant notamment le photojournalisme, la photo de mode et la photographie vernaculaire ?
SB : Toutes ces lignes de démarcation sont floues. J’ai toujours admiré la photographie à la fois en tant qu’art et en tant qu’artefact, et je suis de l’avis de ceux qui apprécient autant l’art populaire qu’un art plus exigeant. Heureusement, l’appétit des collectionneurs continue de croître, et le nombre de nouveaux collectionneurs augmente sans cesse. Je voudrais surtout souligner le fait qu’il y a différents types de collectionneurs, et que celui qui paye presque quatre millions de dollars pour un Jeff Wall ne sera pas nécessairement porté à acquérir l’œuvre d’un autre photographe canadien, principalement parce qu’il ne verra pas vraiment de points communs entre les deux créateurs.
Traduit par Emmanuelle Bouet
Stephen Bulger a étudié à Ryerson University, à Toronto. Il est le fondateur et le directeur de la Ryerson Gallery, dont il a organisé une trentaine d’expositions. Il a ouvert en 1994 la Stephen Bulger Gallery, où il expose et vend des photographies contemporaines et historiques, avec un intérêt particulier pour la tradition documentaire et la photographie historique canadienne. Il représente plus de cinquante photographes. Bulger est également cofondateur de contact, le festival photographique de Toronto ; il préside le conseil de l’Association of International Photography Art Dealers, ainsi que le comité consultatif pour le Ryerson Image Centre, qui ouvrira le 29 septembre 2012.
Jacques Doyon est rédacteur en chef et directeur de la revue Ciel variable depuis janvier 2000.