Vincent Bonin, Exposer l’art du tournant des années 1960 et 1970 – Anne Bénichou

[Hiver 2011]

Artiste, archiviste, historien et théoricien d’art de formation, le commissaire indépendant Vincent Bonin a récemment organisé, seul ou en collaboration, une série d’expositions qui ausculte un moment charnière de l’histoire de l’art contemporain canadien, le tournant des années 1960-1970. Les productions discursives, leurs conditions d’énonciation et de diffusion, les modalités de leur réception dans un contexte où se jouait une redistribution des responsabilités et des pouvoirs des acteurs (artistes, conservateurs, commissaires, critiques, travailleurs culturels, etc.) constituent les principaux objets de réflexion de Bonin. Le caractère a priori « non exposable » de ce matériau, tout au moins selon les dispositifs convenus de présentation de l’art contemporain, amène le commissaire à redéfinir la pratique de l’exposition qu’il considère comme une activité de recherche à part entière, sous-tendue par une réflexion critique sur les phénomènes d’institutionnalisation dont elle participe.

par Anne Bénichou

Anne Bénichou : Protocoles documentaires (1967-1975), une série de deux expositions et une publication, est l’un des premiers projets de recherche et de commissariat que tu as réalisé. Tu y explores un moment singulier de l’histoire des institutions artistiques au Canada : le développement, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, d’un système artistique autogestionnaire dont les centres d’artistes sont issus. Pourquoi te semblait-il important de revenir sur ce phénomène aujourd’hui?

Vincent Bonin : Bien que mon projet ait cartographié une manifestation locale (canadienne) de ce paradigme autogestionnaire, je me suis surtout intéressé à cette « parenthèse historique », car elle faisait converger le passage de l’économie capitaliste vers le secteur tertiaire et la redéfinition du statut des artistes. Or, Protocoles documentaires s’est d’abord échafaudé autour de questions méthodologiques afférentes à un partage de la visibilité et de l’invisibilité de certaines prises de parole (et, par extension, de certains textes). Comment narrer et interpréter les gestes faits par les artistes, lorsqu’ils s’identifient à la figure du travailleur, tout en choisissant d’abandonner la production d’objets au profit de propositions conceptuelles imitant elles-mêmes des transactions bureaucratiques ? Plusieurs artistes poursuivaient leurs pratiques tout en gérant ces centres, tandis que d’autres devaient sacrifier momentanément (et souvent d’une façon définitive) des activités de création au profit de la consolidation de ces institutions. Les conséquences de ce partage des discours infléchissent directement la façon dont l’histoire est écrite, car elle refoule certains acteurs dans l’anonymat, tandis qu’elle octroie à d’autres le privilège de la signature.

Il ne s’agissait donc pas uniquement de rendre compte de l’histoire des premiers centres autogérés, mais de façonner des appareils critiques conférant rétrospectivement une intelligibilité à ces systèmes de gestion de l’information, ainsi qu’au découpage d’un travail « immatériel » avant la lettre. Les fonds d’archives de ces centres et collectifs font se croiser tous ces registres de traces.

Bien que Protocoles documentaires prenne en compte le système de la poste et l’essor de la vidéo comme une sorte de tissu conjonctif de ce réseau pancanadien permettant aux artistes de collaborer sans se rencontrer physiquement, je me suis également penché sur les « écritures ordinaires » (demandes de subvention, correspondance avec les bailleurs de fonds) des travailleurs culturels. Contrairement à bien des projets collaboratifs se cristallisant dans des « retombées » exposées (ou au moins, diffusées à travers ce réseau), ces textes ne disposent pas d’une pérennité au-delà du moment des transactions administratives qui les suscitent. Corollairement, ils restent inédits. Je leur ai conféré un autre espace d’énonciation d’abord sous la forme des deux expositions, et ensuite par le truchement d’une publication reproduisant un échantillon de documents accompagné d’études de cas dérivant de l’analyse détaillée de ces archives. En parallèle, j’espérais également rendre perceptibles les protocoles de conservation et de diffusion de ce patrimoine des débuts de l’autogestion au sein des institutions qui en sont désormais les dépositaires.

AB : Quels sont les dispositifs expositionnels que tu as développés pour intégrer ces divers registres, tout en te conformant aux normes muséologiques imposées par les institutions dépositaires de ces fonds ?

VB : J’ai jumelé le dispositif de la salle de lecture (où les documents étaient accessibles sous forme de photocopies) avec un espace de monstration devenant alors le point de chute d’artefacts originaux empruntés à des institutions et présentés sous vitrines. Je mettais ainsi en relief plusieurs modalités d’appréhension intellectuelle du corpus de documents assemblé au cours de mes recherches. Des opuscules distribués aux visiteurs offraient un appareil didactique (listes de pièces, commentaire, repères chronologiques) relatif à ces artefacts, tandis que les photocopies se donnaient à lire comme des matériaux bruts ou des « chutes » du parcours linéaire de l’exposition. La réalisation de la publication (le troisième volet du projet) s’est butée à une seconde série de contraintes, car la galerie a dû payer à fort prix l’acquisition des droits de reproduction de ces documents. Protocoles documentaires indiquait ainsi dans quelle mesure les récits historiques échafaudés à partir de ces archives des premiers temps de l’autogestion s’arriment désormais au complexe muséologique que les travailleurs culturels tentaient précisément de contourner. Le contrat scellé entre les agences gouvernementales et les artistes au début des années 1970, lorsqu’ils s’incorporaient comme compagnies sans but lucratif, et l’ensemble des obligations que cela engageait de part et d’autre trouvent, en quelque sorte, un aboutissement logique au moment où ces mêmes acteurs choisissent de léguer leurs fonds à des musées et universités.

AB : En 2009, lors d’une résidence à Artexte avec l’artiste Jon Knowles, au cours de laquelle vous avez étudié les magazines d’artistes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, vous avez réalisé en collaboration un projet à propos de Magazine Piece d’Ian Wallace (1970-) et de Journal Series de John Knight (1977-). Tu as adopté une posture indéterminée qui n’était ni celle d’un commissaire ni celle d’un artiste. Te permettait-elle d’explorer de nouvelles stratégies discursives et expositionnelles ?

VB : Jon Knowles a conservé son statut d’artiste, tandis que j’ai décidé de ne pas définir la nature de mon rôle au sein de ce projet hybride. Nous avions préalablement discuté de ces deux œuvres singulières dans l’histoire de l’art conceptuel. Non seulement investissent-elles chacune les aspects structurels du magazine, mais leurs auteurs ont choisi d’en penser l’énonciation en fonction de la périodicité du média lui-même. Contrairement au concept de « reenactment », où une ligne franche sépare un événement, situé dans le passé, et sa réinterprétation, les systèmes ready-made dont se réclament Wallace et Knight réarticulent une temporalité trouble. Wallace désassemble les pages d’un magazine pour ensuite les disposer sur le mur de la galerie d’une façon séquentielle avec du ruban adhésif. Knight abonne des pairs, ainsi que des acteurs influents du monde de l’art, à des périodiques populaires correspondant aux goûts inavoués de ceux-ci. Ces derniers reçoivent le « cadeau-piège », qui fait d’abord intrusion dans leur espace de vie domestique et doivent ensuite négocier la visibilité de cette transaction comme œuvre.

Or, une autre strate critique s’est greffée au projet de réactualiser Magazine Piece et Journal Series. Comme Artexte s’apprête à déménager dans un nouvel espace qui comprendra une aire d’exposition afin de mettre en valeur sa collection, nous avons choisi de « déplacer » ces projets de Knight et de Wallace au sein d’un espace commercial vacant ayant pignon rue Saint-Laurent. Tout au long de la durée du projet, nous étions de garde dans ce local à tour de rôle.

Il y avait ici, bien entendu, un propos en sourdine sur l’entreprise de transformer le « red light » en quartier des spectacles. En choisissant d’investir ces deux œuvres, nous espérions rejouer leur efficacité critique pour problématiser les velléités du centre de documentation de devenir un lieu de monstration d’artefacts.

Par ailleurs, le projet fonctionnait selon une dialectique de l’absence et de la présence : j’ai produit deux versions de Magazine Piece. Jon Knowles a, quant à lui, disposé des vitrines vides au sein de cet espace comme prothèse visuelle, dans le but d’évoquer l’impossibilité théorique de restituer Journal Series au-delà de sa fortune critique et de ouï-dire d’acteurs du monde de l’art. Cette dialectique thématisait également notre refus d’investir le local loué comme un lieu d’exposition à proprement parler. Une publication composée de deux textes sur chacune des œuvres commentait les retombées de nos recherches respectives, tandis que la conférence en complément faisait connaître notre conversation privée lors de la résidence.

AB : Tu as réalisé en collaboration avec Michèle Thériault le commissariat du volet québécois de l’exposition Trafic : l’art conceptuel au Canada, 1965-1980 qui vient d’être inaugurée à Toronto. En regard de tes réalisations précédentes, les paramètres de cette exposition semblent plus « traditionnels ». Il s’agit de présenter une sélection d’œuvres et d’élaborer une forme de récit historique et national. Comment as-tu travaillé ces catégories ?

VB : Bien que ma contribution à l’exposition Trafic s’éloigne des préoccupations théoriques de projets antérieurs, sa mise en forme a soulevé des questions méthodologiques semblables. Il fut question de segmenter son contenu par blocs thématiques, mais le découpage géographique s’est ensuite imposé comme la méthode à adopter. Pour certaines villes (Vancouver et Halifax), l’échantillon d’œuvres allait presque de soi, car les institutions d’enseignement, ainsi que les galeries et les centres d’artistes y avaient favorisé l’essor des pratiques conceptuelles. Or à Montréal, elles ne se sont pas développées de la même façon. Par conséquent, nous avons dû rendre compte des antagonismes du champ de l’art afin de narrer le contexte de leur émergence infléchi par le climat socio-politique complexe de l’époque. Cela a suscité un questionnement de notre part quant aux moyens à déployer afin d’ouvrir cet espace spéculatif. L’art conceptuel surinvestissait des effets heuristiques du langage pour faire basculer l’œuvre dans la sphère communicationnelle, mais ses protagonistes s’exprimaient principalement en anglais. Nous avons investi ce paradoxe en mettant dos à dos la prise de parole tous azimuts au Québec lors de la Révolution tranquille et le paradigme informationnel assez réductionniste privilégié par les artistes anglophones. Nous espérions ainsi complexifier la réception des œuvres en insistant sur la contemporanéité de divers actes de langage cohabitant dans le champ de l’art et la sphère politique.

AB : Tu prépares actuellement pour le Brooklyn Museum, en collaboration avec Catherine Morris, un projet sur les écrits et les expositions de Lucy Lippard. En quoi consiste-t-il ?

VB : Tablant sur l’ouvrage de Lippard Six Years: The Dematerialization of the Art Object… (1973) comme plateforme discursive, ce projet investira l’éclatement des fonctions imparties au critique d’art et au commissaire lorsque les artistes repensent également les modalités de diffusion/médiatisation de leurs propositions.

Bien que surdéterminé par la structure linéaire du livre, l’exposition analysera l’écart entre l’utopie sociale qu’embrassait Lippard en défendant ces pratiques et l’inscription de leurs retombées documentaires dans un second circuit économique vers la fin des années 1970. Cette question complexe des occurrences matérielles de l’art conceptuel sera le pivot d’un compte-rendu de la trajectoire du texte de Six Years comme artefact.

Anne Bénichou est historienne et théoricienne de l’art contemporain. Ses travaux portent sur les archives, les formes mémorielles et les récits historiques issus des pratiques artistiques contemporaines et des institutions chargées de les préserver et de les diffuser. Elle s’intéresse également à la documentation et à la transmission des œuvres éphémères et évolutives. Elle vient de faire paraître l’ouvrage collectif Ouvrir le document. Enjeux et pratiques de la documentaion dans les arts visuels contemporains aux Presses du réel. Elle enseigne à l’École des arts visuels et médiatiques de l’Universié du Québec à Montréal.

 
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