Zoe Leonard, Analogue – Petra Halkes, Objets et marchandise

[Été 2008]

Dans sa plus récente série photographique, Zoe Leonard dirige sa caméra vers des petits magasins et des entreprises sur trois continents. Intitulée Analogue (1997-2007), cette série documente l’état de divers boutiques à rabais, garages, friperies, restaurants et marchés aux puces qui sont à des milliers de kilomètres les uns des autres. Malgré cette distance, tous ces établissements partagent le vocabulaire de la consommation et sont reliés par un réseau global d’échange de biens, comme l’illustrent les ballots de vêtements usagés qui effectuent le voyage aller-retour entre des pays du tiers-monde et les États-Unis.

par Petra Halkes

Puisant dans l’intarissable potentiel documentaire de la photographie, Zoe Leonard nous fait découvrir, à travers son regard, les objets de tous les jours qui alimentent des centaines de petits commerces : magasins de vente au rabais, boutiques de réparation, restaurants et marchés aux puces. Ce projet intitulé Analogue, l’artiste l’a amorcé à New York, là où elle vit, en photographiant des devantures de magasins à Brooklyn et à Manhattan. Elle s’est ensuite rendue dans des villes aussi éloignées que Jérusalem et Kampala, pour y photographier des boutiques de quartier du même type qui, toutes, portent les mêmes marques de commerce multinationales. Les images de ces petits négoces misérables, saisies dans différentes villes du monde entre 1998 et 2007, donnent un aperçu de la circulation de certains biens de consommation qui partent de pays pauvres pour aboutir dans des pays riches, et vice-versa.

Intriguée par les gros ballots de vêtements usagés qu’elle avait photographiés à Brooklyn, l’artiste a suivi ces dons faits à des œuvres caritatives, dans leurs parcours vers les grossistes et les étals de marchés de pays en voie de développement. Fort probablement assemblés dans des pays pauvres pour quelques sous la pièce, ces vêtements se retrouvent à New York, dans des braderies, avant de devenir finalement des biens usagés dans un autre pays, pauvre celui-là.

Sur une photographie prise à New York, des douzaines de chemises neuves sur cintres métalliques se pressent les unes contre les autres sur un portant qui ploie sous leur poids. Plus loin, une image prise à Brooklyn montre un gros paquet de vêtements usagés identifié comme étant « 892 SHIRT’S ». Le paquet resurgit avec une enseigne, peinte à la main, annonçant des importateurs de vêtements usagés à Kampala en Ouganda. Finalement, des chemises usagées, soigneusement protégées du soleil et présentées de manière artistique, apparaissent sur des photos de marchés dans les rues de Kampala.

Ici, les centres commerciaux luxueux et les grandes surfaces rentables sont remarquables par leur absence. En pointant de face et de près le viseur carré de sa vieille Rolleiflex, l’artiste nous attire dans ces mondes minuscules, menacés. Devantures de magasins aux volets clos, édifices délabrés et enseignes annonçant des ventes fermes accentuent un sentiment de transition et de perte devant une industrie et un commerce de plus en plus mondialisés. Analogue nous incite à réfléchir au sens que suscitent, dans nos vies, les magasins locaux et leurs biens précaires.

Réunissant généreusement quatre cents épreuves argentiques et à développement chromogène, Analogue a été présentée, l’année dernière, à la Documenta 12 de Cassel et au Wexner Center for the Arts de l’Ohio State University. Un très beau catalogue, coédité par le Wexner Center et MIT Press, propose une troisième version de l’œuvre. Ici, quatre-vingt-trois images ont été réduites à dix-sept centimètres carrés, comparativement à leur format d’exposition de vingt-huit centimètres.

Ce projet est empreint d’un désir de se raccrocher aux objets. Créée durant une période de production et de commerce mondial extraterritoriaux à la hausse, l’œuvre pleure la perte des interactions concrètes entre gens et biens, lesquelles sont en voie de se dissoudre dans l’abstraction des méga-systèmes. Non seulement les objets soutiennent-ils et protègent-ils nos êtres physiques, mais ils nous aident aussi à donner du sens à nos vies. Les gens établissent des rapports entre eux par les objets ; nous pensons par eux, nous nous exprimons par eux, nous formons nos identités en interagissant avec ceux qui nous entourent. Zoe Leonard a toujours manifesté une conscience profonde du rôle joué par les objets dans la construction de notre identité. Lorsqu’il lui est arrivé de ne pas trouver quoi que ce soit dans le monde qui puisse refléter son sens de l’émerveillement, son indignation ou sa passion, elle a créé elle-même des objets. Après la mort d’un ami, elle a commencé à coudre ensemble des pelures de fruits séchées, incorporant boutons, fil de fer et fermetures éclair. Entreprise en 1993, cette œuvre intitulée Strange Fruit (for David) avait généré, cinq ans plus tard, trois cents éléments.

Les biens qui ont été directement créés ou cueillis par des personnes, sans passer par trop de processus intermédiaires, machines ou méga-systèmes, conservent des traces d’humanité favorisant la réflexion sur nous-mêmes. La production en série travaille contre un engagement direct, personnel, dans la production et la distribution des biens. Au début du XXe siècle, Walter Benjamin écrivait : « La marchandise est devenue une abstraction. Une fois échappée des mains de ses producteurs et libérée de sa vraie particularité, elle a cessé d’être un produit contrôlé par les êtres humains. Elle s’est chargée d’une objectivité fantomatique.1 » Au XXIe siècle, l’abstraction des biens va croissant : l’industrie et le commerce sont relégués aux mystérieux dispositifs de méga-productions et de méga-systèmes commerciaux.

Analogue représente des objets et des décors qui luttent pour échapper à cette abstraction. Elle réunit des biens animés d’une présence humaine, ce qui nous permet de nous reconnaître en eux. Appareils, meubles, vêtements, articles ménagers et électroniques portent la marque d’une main, ayant été réparés ou recyclés dans ces petits commerces. Certains, comme une armoire en carton comprimé et un bureau pour ordinateur, ont quitté leurs voisins de transit pour suivre un autre destin. Ils se retrouvent, fin seuls, recouverts d’un emballage individuel, en vente sur un trottoir de Brooklyn.

En utilisant la photographie analogique, Leonard établit un rapprochement entre l’abandon de cette technique et l’obsolescence dont témoignent les photographies. La perte de la tangibilité de la photographie analogique – ses négatifs, ses chambres noires et ses épreuves – au profit de la fugacité de la photographie numérique est perçue comme faisant partie d’une abstraction de plus en plus générale du quotidien.

Comme l’appareil photo analogique, le catalogue – un livre cartonné et relié – est en soi un objet menacé. La « choséité » intime du livre nous aide à passer d’une appréciation nostalgique des devantures de magasins pittoresques et des enseignes peintes à la main à une réflexion plus philosophique sur le rôle des objets concrets dans la production du sens ; l’avoir entre les mains et le feuilleter n’empêchent en rien de regarder et de penser. Même le texte du catalogue de Leonard – composé entièrement de citations, de choses puisées dans des livres et transformées par un nouveau contexte – peut être considéré comme une compilation d’objets. Son désir de préserver se manifeste également dans la couverture du livre : il est fait de la toile Buckram utilisée par les bibliothèques pour relier à nouveau des ouvrages endommagés2.

Si Benjamin a analysé la production en série au début du XXe siècle telle qu’elle s’est développée à partir de la révolution industrielle du XIXe siècle, Analogue montre que l’abstraction en accéléré de l’industrie et du commerce n’a pas encore réussi, au XXIe siècle, à supprimer le désir qu’ont les gens de créer, de manipuler et de posséder des objets dans leur environnement immédiat. L’œuvre montre également que l’espoir en la persistance d’une action et d’une interaction directes avec les objets a résolument glissé du côté des pays pauvres. Contrairement aux paquets de vêtements et aux boutiques fermées de New York, les choses les plus humbles et abîmées sont présentées, en Europe de l’Est ou en Afrique, comme s’il s’agissait de trésors sur des tapis ou des portants. Une photographie prise à Varsovie montre deux paires de chaussures brunes, soigneusement placées sur un sac en plastique qui a été découpé et étendu sur un bout de pelouse séchée. Une paire est usée et sans lacets. L’autre est neuve : elle est lisse et la marque de commerce sur la semelle intérieure n’a pas encore été usée par le port. Mais sur le côté du soulier droit apparaît une pièce triangulaire étrange, en cuir brun plus foncé, comme si quelqu’un avait essayé de réparer un défaut de fabrication. Le vendeur, ou un acheteur potentiel, se trouve tout près ; on ne peut voir que le bout de sa chaussure dans le coin supérieur droit. Cette photo, la dernière de l’ouvrage, nous invite peut-être à nous mettre à la place des pauvres, à porter leurs chaussures, loin des abstractions proposées par l’écrasante culture de consommation qui nous entoure.
Traduit par Colette Tougas.

1 Cité dans Susan-Buck-Morss, The Dialectics of Seeing: Walter Benjamin and the Arcades Project, Cambridge, Mass., MIT Press, 1999, p. 181. [Notre traduction.]

2 Sherri Geldin, « Directors’ Foreword », Zoe Leonard: Analogue, Columbus, Ohio/Cambridge, Mass., Wexner Center for the Arts/MIT Press, 2007, p. 2.

Petra Halkes est une artiste et auteure qui contribue régulièrement à la revue Ciel variable. Son livre Aspiring to the Landscape a été publié à l’University of Toronto Press en 2006.

Zoe Leonard est une artiste multidisciplinaire originaire de New York qui est active sur la scène internationale depuis la fin des années quatre-vingt. Sa pratique artistique oscille entre des installations sculpturales et des œuvres photographiques. Elle débuta la série Analogue à New York pour ensuite la poursuivre à Jérusalem et Kampala. En 2007, une sélection de cette série fut exposée à la Documenta 12 de Cassel en Allemagne.