Le BAL, Paris
Du 4 juin au 30 août 2015
Par Érika Wicky
Présentée comme la première exposition du BAL « sans œuvres ni artistes », Images à charge : la construction de la preuve par l’image offre une réflexion transhistorique très riche sur le pouvoir de conviction des images, qu’il s’agisse de photographies ou de films, en déclinant une série d’études de cas (de 1898 à nos jours). Elle s’ouvre sur une double disparition : celle des victimes de meurtres photographiées par Bertillon à la fin du XIXe siècle, mais aussi celle de la subjectivité du photographe, matée par le dispositif normatif élaboré par le criminologue. En standardisant la photographie des scènes de crime, la préfecture de police espérait alors déjouer les biais liés à la subjectivité de l’enquêteur et se doter d’outils réputés objectifs pour établir des preuves. C’est ainsi que la conception de l’objectivité photographique s’est élaborée à partir de l’effacement de la figure du photographe, dont l’exposition remplace les noms propres par ceux des inventeurs de dispositifs de prise de vue ou des analystes qui interprètent les images. Une série d’images, photographies de cadavres bordées de règles millimétrées, situe ainsi dans le domaine judiciaire l’origine du phénomène porté à la réflexion du public.
Si on en croit le plus grand expert en la matière, Sherlock Holmes (dans A Scandal in Bohemia, 1891, d’Arthur Conan Doyle), tout document accusateur, en particulier la correspondance, pouvait, au XIXe siècle, faire l’objet de falsifications et de copies tandis que seule la photographie demeurait incontestable aux yeux du sens commun, en dépit des tentatives répétées de produire des montages ou des fictions. On peut constater au BAL que cette qualité de la photographie n’a pas été seulement recherchée, elle a aussi été développée par ceux qui, comme Bertillon ou Richard Helmer (l’homme à l’origine de l’identification par superposition de portraits et de crânes), ont conçu des images soumises aux exigences de la preuve. Pourtant, la « construction » de la preuve dont il est question ici est loin de se limiter aux modalités de prise de vue, elle concerne aussi la place accordée à l’image dans l’économie générale d’une rhétorique de la preuve. Éléments déterminants de l’enquête, les images portent ou constituent des traces propres à accuser ou à innocenter. En vertu du paradigme indiciaire proposé par Carlo Ginzburg, selon qui la chasse et l’enquête nous ont fourni un modèle pour penser notre rapport à la vérité, l’image ou la trace qu’elle présente doit être inscrite dans un enchaînement logique de causes et de conséquences situé bien au-delà de l’image elle-même afin d’acquérir le statut de preuve. La construction s’avère alors relever de l’interprétation et la preuve, de l’efficacité d’une rhétorique.
Aussi, la série d’épreuves empruntée aux archives de la préfecture de police et les clichés de Rodolphe A. Reiss qui présentent en gros plan des objets trouvés sur la scène de crimes, ayant attesté la confiance placée alors en l’image photographique et plus largement à l’égard du visible, trouvent leur pendant dans les débats remettant en cause les photographies du Saint-Suaire réalisées par Secondo Pia à la fin du XIXe siècle. Remettant ainsi en question le rapport entre image et vérité, cette exposition répond particulièrement bien à la vocation du BAL de nourrir une réflexion sur les représentations du réel.
Pour mettre d’autant mieux en évidence le statut privilégié de l’image dans la rhétorique de la preuve, c’est-à-dire pour faire la preuve de la preuve, Diane Dufour, directrice du BAL, s’est appuyée sur une série de onze cas empruntés à des registres visuels variés dont l’intérêt esthétique est entièrement laissé à l’appréciation du public, mais qui présentent autant de modalités différentes du recours au statut probatoire de l’image. Elle a aussi convoqué l’expertise de plusieurs spécialistes, dont Luce Lebart, Christian Delage et Eyal Weizman, afin qu’ils commentent chacun de ces cas dans leur contexte. Cette expertise s’avère toujours plus nécessaire, car l’interprétation de l’image se complexifie à mesure que les techniques de prise de vue et d’analyse de l’image se développent, de sorte que l’image perd complètement, au fil de l’exposition, son évidence, tandis que les éléments d’explication et de contextualisation s’imposent.
Alors que les photographies du XIXe siècle apportent un témoignage relevant de l’histoire des individus et de celle de la photographie, la suite de l’exposition montre plutôt comment l’image a contribué à faire l’Histoire et à l’écrire. Les images captées dans le but de pallier les défaillances de la mémoire des enquêteurs et de prévenir l’érosion des traces font place à des images qui permettent à la postérité de se souvenir. Le passage s’opère à travers la présentation des portraits de nombreuses victimes des purges ordonnées par Staline en 1937 : réalisés peu avant l’exécution, les portraits destinés à permettre aux bourreaux d’identifier les coupables deviennent alors un moyen de sauvegarder la mémoire de ces victimes. Plus loin dans le temps et dans l’espace de la scénographie, on apprend comment l’analyse de l’image a aussi permis d’identifier les victimes d’un massacre ensevelies dans une fosse commune à Koreme (Kurdistan irakien) et de commémorer ce massacre survenu en 1988. Mais tout en revêtant une fonction de mémorial, les images ont aussi pu jouer le rôle de pièces à conviction lors de grands procès historiques. Ainsi, dans un documentaire composé d’images d’archives, Christian Delage a analysé le rôle majeur accordé aux images lors du procès de Nuremberg.
Parce qu’elles permettent de comparer les différents états d’un territoire, les images ont aussi témoigné des conséquences des conflits armés : employées par l’aviation dès la Première Guerre mondiale, elles ont aussi servi à créer un registre des destructions menées par l’armée israélienne à Gaza en 2008 et 2009. Permettant d’inscrire la comparaison dans une durée historique plus longue, l’étude de clichés empruntés aux archives de la Royal Air Force a permis de prouver la présence historique des Bédouins sur le site d’al-Araqib. Comme les experts qui, face à ces clichés anciens, ont dû travailler en-deçà d’un « seuil de détectabilité », l’équipe du laboratoire Forensic Architecture se heurte souvent à des images de qualité insuffisante.
Un documentaire présente le travail extrêmement précis par lequel ce laboratoire parvient à reconstituer une attaque de drone au Waziristan à partir d’une courte vidéo amateur, ce qui donne l’occasion de rappeler que les États bénéficient d’images d’une résolution considérablement plus importante que celles des organismes (ONG ou Nations Unies) qui surveillent leurs activités militaires. Ces éléments font ressortir ce qui sous-tend l’ensemble de l’exposition Images à charge : les usages probatoires de l’image s’inscrivent dans des logiques de pouvoir.
Docteure en histoire de l’art (Université de Montréal), Érika Wicky est actuellement chargée de recherches (FNRS/Université de Liège) en Belgique où elle se consacre à l’étude des écrits du XIXe siècle sur l’art et la photographie. Tiré de sa thèse, un ouvrage intitulé Les paradoxes du détail. Voir, savoir, représenter à l’ère de la photographie vient de paraître aux Presses universitaires de Rennes (collection « Æsthetica »).