DHC/ART Fondation pour l’art contemporain,
Montréal Du 29 avril au 20 septembre 2015
Par Colette Tougas
DHC/ART présentait récemment la première exposition majeure au Canada du travail de Yinka Shonibare, artiste britannico-nigérian né à Londres, où il vit et travaille actuellement. Finaliste du prix Turner en 2004 et nommé membre du Most Excellent Order of the British Empire (MBE) (titre qu’il a adjoint à son nom d’artiste) en 2005, il est élu Académicien royal par la Royal Academy of Arts de Londres en 2013. C’est en répondant à une commande du commissaire Okwui Enwezor dans le cadre de la Documenta 10 en 2002 qu’il s’est fait connaître sur la scène internationale.
L’exposition de DHC/ART met l’accent sur le « principal dispositif conceptuel et formel1 » de l’artiste polyvalent qu’est Yinka Shonibare, MBE : le tissu « wax » africain, qu’il a commencé à utiliser comme matériau dans les années 1990. Fabriqué par les Hollandais, eux-mêmes « inspirés » du batik indonésien, et adopté par les Africains au xixe siècle, ce tissu en est venu à représenter pour Shonibare les liens complexes entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique.
Dans les deux édifices de DHC/ART, il était possible de voir comment l’artiste habille de ce matériau flamboyant une galerie de personnages, souvent décapités, pour traiter d’inégalité sociale par l’intermédiaire de références au colonialisme et à son ancrage dans le siècle des Lumières. On y croisait des figures historiques comme l’amiral Horatio Nelson et le philosophe Immanuel Kant, ainsi que des personnages tirés des oeuvres d’artistes comme Géricault, Gainsborough et Goya, ou issus des compositions de Verdi et de Tchaïkovski. Photographies, cabinets, installations, vidéos haute définition, sculptures, opéra, chorégraphie – les créations de Shonibare prennent plusieurs formes et chemins pour matérialiser ses objets de réflexion. « Je montre […] des Européens qui portent des habits dispendieux ; mais en remplaçant le tissu de leurs habits par des “wax” africains, je suggère que le luxe dont ils jouissent – le travail qui est à l’origine des habits qu’ils portent – est dû à d’autres qui sont bien moins loti2 », explique Shonibare.
Ce sont les trois œuvres en mouvement inspirées de compositions musicales qui ont retenu notre attention. Dans l’édifice principal, Addio del Passato (2011, 16 min 52 s) emprunte son titre à un air tiré de La Traviata de Verdi. Dès qu’on entre, on entend la voix et la musique de cette œuvre qui, au fur et à mesure qu’on gravit les quatre étages, s’amplifient et nous attirent. Shonibare a choisi une cantatrice noire pour interpréter la tragique Violetta. Somptueusement vêtue (de wax) et portant une perruque blanche, elle déambule, l’âme en peine, dans une riche demeure et ses jardins, tout en interprétant cet aria émouvant. Une caméra très mobile la suit, la devance et la cerne dans un décor romantique et contrasté où l’on finit par oublier l’anachronisme voulu par l’artiste avec son choix d’interprète et où l’on s’imprègne de ce qui s’offre à nous.
Les vidéos présentées dans l’édifice satellite de DHC/ART font subir un traitement différent aux compositions leur ayant servi de point de départ. Dans les deux cas, la musique n’est pas interprétée ; c’est la danse qui prime et ce sont les pas et les souffles qui deviennent la trame sonore. Odile and Odette (2005, 14 min 28 s), une commande du Royal Opera and Ballet de Londres, s’inspire du Lac des Cygnes de Tchaïkovski pour s’attaquer aux sacro-saintes polarités blanc/noir, bon/mauvais, positif/négatif. Traditionnellement, c’est la même ballerine qui interprète le rôle de la princesse Odette, tout de blanc vêtue, et celui d’Odile, toute en noir. Shonibare, lui, fait jouer les personnages par deux danseuses, soit une Blanche et une Noire portant un costume identique en wax multicolore. Les deux accomplissent les mêmes mouvements en face à face, à l’intérieur d’un cadre doré qui donne l’impression qu’elles sont devant un miroir. L’absence de musique fait porter l’attention sur les détails de l’interprétation et de l’exécution, sur la respiration des danseuses et sur l’effort requis pour effectuer avec grâce cette danse complexe. Ce qui ressort de l’exercice, c’est non plus la différence, mais la similitude.
Enfin, Un Ballo in Maschera (A Masked Ball) (2004, 32 min) évoque l’assassinat du roi Gustave III de Suède lors d’un bal masqué en 1792. La musique de l’opéra de Verdi reste muette, ici aussi, faisant place aux bruits de pas et au souffle bruyant d’une vingtaine d’interprètes – hommes, femmes et figures androgynes – qui relaient une intrigue où abondent conspirations, répétitions et revirements. Foisonnante en matière de couleur et d’imagination, cette œuvre se décline à l’endroit puis à l’envers à partir du moment de l’assassinat, donnant lieu à une gestuelle et à des mouvements de tissu inusités, et ouvrant la voie à une relecture possible de l’histoire, de ses héros et de leurs couleurs.
2 Entretien avec Bernard Muller, Jardin d’amour. Yinka Shonibare, MBE, catalogue de l’exposition, Paris, Flammarion, coll. « Musée du quai Branly », 2007, cité dans Virginie Andriamirado, « “La mort en ce jardin”. À propos de l’exposition Le Jardin d’amour de Yinka Shonibare au Quai Branly », Africultures, 14 juin 2007. http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=5979.
Colette Tougas évolue dans le milieu des arts visuels à divers titres depuis de nombreuses années et a, entre autres, collaboré longuement à la revue Parachute