[Été 2010]
par Jacinto Lageira
La notion de « style documentaire », lancée et pratiquée par Walker Evans dans les années 1930, a connu un tel succès dans les productions contemporaines, à en juger par le foisonnement quantitatif et qualitatif, que les artistes ont rapidement atteint les limites de cette nouvelle ère des images, laquelle semblait pourtant promettre une approche inédite, du jamais vu, une nouvelle vision à l’horizon de laquelle les oppositions du réel et de la fiction n’auraient plus de pertinence. Cette supposée révolution du regard portait en elle ses propres contradictions et paradoxes, notamment l’esthétisation et, de manière connexe, la dévaluation de la réalité, voire son obsolescence, souvent revendiquée par les artistes. En voulant brouiller les délimitations des champs du réel et du fictionnel, le style documentaire photographique ou filmique – de même que la littérature et le théâtre documentaires – risque de basculer dans un régime des images absolument coupé de la réalité et qui très souvent s’oppose à elle, quand il ne cherche pas à se substituer purement et simplement à celle-ci. Il n’y aurait alors que des images, et des images d’images détachées du réel, de toute référence, de toute véridicité, de sorte que les faits et les événements n’auraient de signification qu’à travers des images virtualisantes ou, mieux, déréalisantes. Et lorsque, comme chez Sophie Ristelhueber, les sujets et les lieux apparaissant dans les œuvres sont si fortement connotés géopolitiquement, il faut relever que la production d’images ne peut être neutre, qu’elle livre même une conception de l’Histoire en ce qu’elle construit également des faits, n’étant pas une banale captation de ce qui est. Car, précisément, « ce qui est » n’apparaît que dans et par un regard, une perception, une forme, ce que l’on pourrait appeler une poétique.
Un parallèle doit être ici établi entre le « style documentaire » dont font usage des plasticiens et des écrivains – par exemple le « théâtre documentaire » de Peter Weiss – et le récit historique, puisque les historiens ont toujours reconnu, soit pour le valoriser soit pour le critiquer, que l’Histoire est nécessairement une mise en intrigue, un récit très proche du récit littéraire, voire indiscernable du récit fictionnel comme l’ont défendu certains – par exemple Hayden White. De Benedetto Croce à Jacques Rancière, est revenue continuellement la problématique d’une « poétique de l’Histoire », dont les dangers sont exactement les mêmes que ceux que l’on rencontre pour le « style documentaire » des images, à savoir que les faits historiques sont non seulement rapportés dans un langage fictionnel mais qu’ils pourraient du coup devenir des fictions au même titre que n’importe quel roman. Sans doute, on peut citer la précaution de Paul Veyne affirmant que si l’Histoire est un roman elle est toutefois « un roman vrai », il n’en reste pas moins que le récit romanesque comme le récit iconographique ne seraient plus discernables de la fiction.
Depuis ses premières œuvres, le travail de Sophie Ristelhueber croise certaines des problématiques évoquées à l’instant : travail sur le territoire, la géopolitique, le terrain ; sur les guerres et leurs récits, jusque dans ses livres d’artiste ; et surtout, des réalisations volontairement situées dans l’entre-deux, opérant dans ce flou plastique et conceptuel où se confondent réalité et fiction. Parlant de cette brèche où elle s’est installée depuis plus d’une vingtaine d’années, Sophie Ristelhueber revendique la « licence poétique ». Tel le poète, ou l’historien (pensons à Jules Michelet), elle se permet des dérives, des métaphores, des détournements, des figures de rhétorique iconographiques, si l’on peut ainsi dire, parfois éloignées du sens testimonial censément attaché à toute photographie.
(…) Sophie Ristelhueber croise certaines des problématiques évoquées à l’instant : travail sur le territoire, la géopolitique, le terrain ; sur les guerres et leurs récits (…)
Les Eleven Blowups (2006) sont assurément les œuvres où la licence poétique est la plus permissive, où les faits que l’on perçoit dans les images sont, justement, poétisés. Non pas poétiques, mais poétisés, mis en image, formés, composés, au sens premier du terme grec, à savoir le faire, la création, la poièsis. Comme le sait tout historien, sociologue, philosophe ou scientifique les faits ne sont jamais donnés tels qu’en eux-mêmes, mais toujours compris et saisis à travers une construction, un dispositif, un faire qui permette de les appréhender, en l’occurrence un faire plastique. C’est en cela que Sophie Ristelhueber a constitué une poétique du fait. Les faits – en partie des images « de rushes vidéo réalisés en Irak par des correspondants locaux de l’agence Reuters », et en partie des images de travaux antérieurs de l’artiste et prises « en Arménie en 1989, Turkménistan en 1997, Syrie en 1999, Irak en 2000, Cisjordanie en 2003-2004 » – sont donc des représentations véridiques lorsque prises séparément, mais deviennent imaginaires lorsque Sophie Ristelhueber monte ensemble des images pour en faire une seule qui, au final, n’existe nulle part ailleurs que dans cette représentation. Comme le souligne d’emblée l’artiste dans un commentaire de cette série : « Dans ces images, tout est à la fois vrai et faux. » La licence poétique ne réside pas tant dans le montage mais en ce que la recherche de ces cratères précède leur factualité matérielle. Sophie Ristelhueber avait en tête cette imagerie avant d’en rechercher des correspondants dans la réalité. Une fois trouvés après des recherches conséquentes, ces faits sont repris et remodelés mais toujours en s’appuyant sur leur véridicité d’origine. L’artiste n’a pas créé de toutes pièces ces images grâce à quelque technologie, elle tient à confirmer et à réaffirmer la factualité de ce que l’on perçoit. La factualité, malgré tout.
La poétique du fait consiste à dire, montrer, exhiber, dévoiler ce que l’on n’aurait pas vu si le fait avait été présenté directement, nu, en soi. Or cet « en soi » du fait, ce qu’il est réellement en dehors du regard porté sur lui, de sa mise forme par un faire, d’une re-création, d’une poïétique, est une parfaite illusion. Plus on insiste sur la composition, plus l’imaginaire domine, comme lors de la présentation de la série dans une maison à Arles, où les photographies avaient été appliquées au mur comme du papier peint. Le décor de la maison bourgeoise contrastant fortement avec le contenu de ces images rendait d’autant plus angoissant leur entremêlement, à la fois rassurant et terrible, ce que Freud nommait l’« inquiétante étrangeté », un objet à la fois familier et anxiogène. Par quoi l’on peut constater que la poétique du fait, du moins dans les travaux de Sophie Ristelhueber, ne consiste nullement à embellir l’horreur, ni à rendre le fait si fictionnel que l’on ne voit plus la réalité de ce à quoi l’image réfère : des conflits meurtriers, sanguinaires, des morts, des blessés, la destruction des êtres et des choses. En un sens, le sujet principal de l’œuvre de Ristelhueber n’est jamais visible. Et pour cause. On ne voit jamais frontalement la Mort, seulement ses traces.
Les ruines, les paysages éventrés, bombardés, les sols explosés, troués, comme dans la série des cratères de Eleven Blowups, sont en dernière instance l’un des innombrables aspects que peut prendre la Mort. À propos des cratères, l’artiste parle d’ailleurs de « tombeaux ». Qu’il s’agisse de missiles, d’obus, de bombes d’attentats, le cratère est si violent et profond que les victimes sont résorbées dans ce tombeau, faisant littéralement corps avec lui. Il ne s’agit pas de montrer les victimes mais de chercher à comprendre le processus délirant qui pousse des êtres humains à en tuer d’autres par milliers. Si le processus est difficilement explicable, même si l’on peut évoquer diverses raisons, il est au moins visible dans ce qui reste une fois qu’il s’est accompli. C’est-à-dire rien. Le néant. L’essence de la mort est cela : ce qui n’est plus visible, n’est plus là. Une poétique des faits en tant que re-présentation pour comprendre leur signification n’est possible que parce que le faire de la création est aussi une dynamique, un engagement, une réaction, un point de vue. Même si la poétique est un agir imaginaire, par nature elle veut défaire ce qui est inacceptable.
Photographe française, Sophie Ristelhueber élabore très tôt une pratique distanciée de la photographie qui conjugue l’expérience du terrain et le refus du reportage, une prédilection pour les situations de conflit et le rendu allusif de leurs traces. Ses travaux ont fait l’objet de nombreuses publications, dont Opérations aux Presses du réel en 2009. Le Jeu de Paume lui a consacré une importante exposition rétrospective en 2009 et elle vient de remporter le prix Deutsche Börse Photography 2010. Sophie Ristelhueber est représentée par la galerie Catherine Putman à Paris et la galerieofmarseille à Marseille.
Jacinto Lageira est professeur d’esthétique à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et critique d’art. Il a publié notamment : L’Image du monde dans le corps du texte (2 vol.), Bruxelles, La Lettre volée, 2003 ; L’Esthétique traversée, La Lettre volée, 2007 ; La déréalisation du monde, Paris, éd. J. Chambon, 2010.