[Été 2010]
par René Viau
Art et activisme
Un monde dans lequel plusieurs mondes s’inscrivent
Galerie d’art Foreman de l’Université Bishop, Sherbrooke
Du 27 janvier au 20 mars 2010
Grève générale de 24 heures en Argentine. Mouvement zapatiste. Internationale situationniste… Encerclés au crayon feutre, une centaine de noms de groupes ou d’actions sont reliés par des graphes aux noms de villes où ont eu lieu des protestations altermondialistes aux différents sommets du G8 : Seattle, Prague, Québec, Gênes, Buenos Aires, Gleneagles, Saint-Petersbourg, Heiligendamm. Sur deux mètres de long, le diagramme de Zanny Begg, Many yeses (2009) sert de modélisation pour arpenter les filiations dont se réclame ce mouvement. À Sherbrooke, l’œuvre structure l’exposition Un monde dans lequel plusieurs mondes s’inscrivent1 autour des principales manifestations altermondialistes.
Participant à cette trajectoire et en témoignant de l’intérieur, une dizaine d’artistes y présentaient autant de vidéos ou d’installations qui interrogent ce que peuvent être de nouvelles valeurs d’usage en art. À travers ces manifestations dont ils se font tout autant les acteurs que les chroniqueurs, les artistes de cette exposition ont façonné la représentation visuelle du mouvement altermondialiste. Leurs interventions tentent à leur façon de renouveler la notion d’engagement en art.
Proche des jouets du style G.I. Joe, Gregory Sholette avec WTO Action Collectible (2002) montrait à l’entrée de l’exposition une figurine en plastique avec toute la panoplie du parfait manifestant. Comme Barbie ou GI Joe dont se moque Sholette et qui ont traversé les époques, cette contre-effigie est aussi intemporelle que ces idoles de plastique. La figure de ce manifestant évoque tout autant les luttes des années 1960-1970 contre la guerre au Viêtnam, avec en plus l’ironie et l’imagination dans le choix des accessoires, que celles d’une jeunesse actuelle que certains voudraient voir dépolitisée.
Lors du sommet des Amériques à Québec, le groupe québécois ATSA a promené des poussettes peintes en noir, symboles d’un avenir non viable, ici regroupées en une installation. Ailleurs l’exposition nous permettait notamment de nous familiariser avec la démarche des activistes russes par un document vidéo de Dmitry Vilensky. Dans un autre document vidéo, Marcelo Esposito et Nuri Villa rassemblent les différentes formes de protestation survenues durant les années 2000-2010 en Europe. La vidéo d’Oliver Ressler, commissaire de l’exposition, intitulée Disobbedienti réalisée en collaboration avec Dario Azzellini, présentait le mouvement des Tutti Bianchi qui s’est notamment illustré au sommet du G8 à Gênes en juillet 2001. Se réclamant de la désobéissance civile, ces Disobbedienti ont adopté pour ces manifestations une tenue complètement blanche, le corps revêtu d’une couche de mousse caoutchoutée et se protégeant avec des casques et des pneus également blancs.
Au-dessus de la carte de la région dont fait partie Gleneagles où a eu lieu un sommet du G8 en Écosse en 2005, John Jordan projetait sur plusieurs écrans des images d’une manifestation dont les protagonistes étaient déguisés en clowns. Intitulée The Clandestine Insurgent Rebel Clown Army, cette action met en scène une dissidence carnavalesque qui renverse l’ordre des choses. Construisant une autre figure de la différence, The Archimedes Project (2001) de ®RTMark réunissait quelques-uns des miroirs utilisés à Gênes en 2001 par les manifestants afin d’aveugler les policiers. Si dérisoire que soit cette « arme », l’allusion au miroir sert de prétexte et de riposte. Ce qui nous est renvoyé, c’est aussi le reflet de la brutalité d’un pouvoir qui perd ainsi de sa validité collective.
Une vidéo de Zanny Beggs et d’Oliver Ressler documentait sous forme d’interviews et de séquences documentaires l’action de protestataires s’éparpillant dans les champs de Rostock lors du sommet de Heiligendamm tandis que toutes les routes sont bloquées. En signalant ainsi le déni de l’espace public, ce qui était visé c’était aussi l’opacité des discours des politiciens et des dirigeants qui négocient derrière des portes closes et dans un état de siège défendus par des policiers ou l’armée.
En s’alliant au politique, l’art de ces artistes crée son propre temps d’action et retrouve la force de l’événement. Leur action s’inspire tout autant de la performance, du théâtre, du cirque que des arts visuels. Ces manifestants-artistes posent autrement la question de «ce que peut l’art ». Cette attitude directe s’éloigne de ce qui inspirait nombre d’œuvres « politiquement correctes » des années 1990. Récupérées par le « sanctuaire » du musée, elles s’adressaient par comparaison à un public déjà sensibilisé. Concrétisant et contextualisant leur combat, les artistes d’Un monde… refusent la distance et le confort de cette extraterritorialité. Travaillant sur le terrain réel du « spectacle » politique, ils développent en même temps une pensée critique et une pratique directe de l’intervention qui va au-delà des bonnes intentions.
Leur attitude surmonte également les écueils de ce que l’on a pu observer au début des années 2000. Plusieurs ont en mémoire l’exemple de la Documenta de Cassel de 2002 dominée par des vidéos dont la facture et les formats se rapprochaient du reportage télévisuel. L’argumentaire des commissaires de cette Documenta afin de justifier leur choix se basait sur l’efficacité de la conscientisation. Face à la supposée « inutilité » du langage et des moyens de l’art à cet égard, pourquoi ne pas utiliser les moyens des médias qui bénéficient d’un meilleur impact sur le public ? Réfléchissant sur les pouvoirs de l’image mais récusant la posture d’un documentariste « efficace », les artistes de l’exposition réitèrent leur confiance dans la capacité de dénonciation du langage artistique. Pour eux, l’important n’est pas tant de transmettre un message étalonné mais plutôt de structurer avec mobilité leurs interventions autour de ce qu’on pourrait appeler des micro-utopies, un peu comme le ferait un banc de montage alternatif.
Appréhendant autrement et déprogrammant certaines formes sociales et culturelles, insufflant de nouveaux scénarios, ces artistes contestent, sur le terrain même où se jouent les grandes rencontres politiques, le modèle décisionnel dominant tout autant que la façon dont les médias en rendent compte. Si l’économie mondialisée n’a ni corps ni visage, c’est aussi une certaine vision du pouvoir qu’ils tentent ainsi de dévoiler.
1 Cette exposition a auparavant été présentée à la Biennale de Taipei de 2008 en une version légèrement différente.
René Viau est journaliste et critique d’art. Il a collaboré à de nombreuses publications et à plusieurs quotidiens en France et au Québec. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur des artistes québécois. Il a publié en 2006 un roman Hôtel Motel Les Goélands (Éditions Leméac, Montréal) à l’atmosphère proche du road movie.