[Printemps/Été 2011]
par Emily Falvey
Les artistes en art contemporain subissent une pression à la fois énorme et contradictoire, dans la mesure où leur travail est censé être politiquement engagé et critique envers la société. D’une part, les galeries et autres organismes de diffusion des arts visuels attendent des artistes qu’ils mobilisent le public au moyen de certaines « stratégies artistiques », en subvertissant par exemple ses idoles, adulées mais omniprésentes, ou en déjouant les formats traditionnels d’exposition pour établir de nouvelles pratiques sociales et relationnelles. D’autre part, ces mêmes organismes se méfient des artistes dont le travail remet réellement en question ou menace des institutions sociales et des hiérarchies dominées par les notions de professionnalisme et d’excellence. Les artistes socialement engagés se retrouvent ainsi plongés dans une situation de conflit permanent entre les influences conservatrices qui attaquent « l’immoralité » ou « l’obscénité » de leur œuvre, et l’industrie culturelle libérale décidée à la vendre sous une étiquette « avant-gardiste » ou « humanitaire ». Ironiquement, ces deux positions radicales partagent un même présupposé : une œuvre d’art n’est utile à la communauté que dans la mesure où elle permet de distinguer le bien du mal.
Le projet photographique de Tony Fouhse, User (2007-2010), a eu sa part de détracteurs outragés et de partisans enthousiastes. Cette série de portraits réalisés sur une période de quatre ans évolue autour d’une communauté de cocaïnomanes qui se retrouvent souvent à un coin de rue bien connu du quartier de Lowertown, à Ottawa, tout près du Byward Market, l’un des lieux touristiques les plus fréquentés de la ville. La présence des toxicomanes dans ce secteur est souvent décriée comme étant à la fois dangereuse et pénible à voir. En dépit de cette préoccupation, les programmes offrant des sites d’injection sécuritaires ou des pipes pour fumer le crack suscitent toujours une opposition majeure dans l’ensemble de la ville, notamment en banlieue. Le projet User prit naissance à l’époque où Fouhse, photographe commercial qui voyageait pour ses projets artistiques, fut contraint par les circonstances de trouver des sujets plus près de chez lui. L’histoire veut qu’un soir, alors qu’il se trouvait à ce coin de rue particulier avec son appareil photo, Archie, un héroïnomane du quartier, l’aborda : « Tu cherches un sujet ? » C’était précisément ce que Fouhse recherchait : ainsi naquit User.1
Contrairement à ce que croient certains, la réa-lisation du projet nécessitait l’implication lucide des drogués. Photographiées au moyen format ou à la chambre, ces images ont été soigneusement planifiées avec la participation active des sujets. Il faut souligner ici combien il est difficile de rester immobile et concentré pour un consommateur de cocaïne qui a besoin d’une dose. Les premiers portraits de cette série, réalisés au crépuscule, sont à bien des égards les plus provocants. Oscillant étrangement entre la spontanéité et la contrainte, l’atmosphère dramatique des images est accentuée par les poses vaguement exagérées des sujets. Yvon (2007) nous montre un toxicomane torse nu, debout dans un stationnement, apparemment perdu dans ses pensées, ou frappé d’une soudaine prise de conscience. La vul-nérabilité pensive de son expression, conjuguée au contraste singulier entre lumière naturelle et artificielle, crée un pathos qui rappelle la peinture baroque.
La première exposition de User à la galerie La petite mort, à Ottawa, suscita un tollé général de moralité outragée; il y eut même des lettres d’injures. Le bruit courut que Fouhse donnait de l’argent aux drogués pour qu’ils se paient leur dose, et qu’il les exploitait égoïstement au profit de sa carrière artistique. En réalité, Fouhse est profondément et personnellement impliqué dans cette communauté. Il connaît tous ceux dont il a fait le portrait, et certains, dont Stephanie, sont des amis proches.2
Ses sujets se servent également de lui pour faire valoir leurs propres intérêts, obtenir une forme d’autoréalisation et transmettre un message sur leur identité, leurs vies et leurs relations, à l’attention d’un public qui, sans User, aurait ignoré cette réalité.
Chacune des personnes photographiées a contribué à la composition de son portrait, lui a donné son approbation finale et en a même reçu un tirage. Le fait est, cependant, que l’implication de Fouhse n’est pas totalement désintéressée. Comme l’annonce le titre de l’œuvre, il « use » de cette communauté pour son propre bénéfice. Il le reconnaît ouvertement, tout en soulignant que ses sujets se servent également de lui pour faire valoir leurs propres intérêts, obtenir une forme d’autoréalisation et transmettre un message sur leur identité, leurs vies et leurs relations, à l’attention d’un public qui, sans User, aurait ignoré cette réalité. Enfin, les « usagers » du projet sont peut-être avant tout les spectateurs, qui consomment ces images en cherchant à justifier des idées préétablies sur la rectitude morale ou la culpabilité.
Fouhse a volontairement varié le style de ses photographies au cours du projet. Après un an de prises de vues au crépuscule, il a décidé d’explorer une esthétique plus communément associée à la photographie documentaire. Privilégiant les plans rapprochés et la lumière naturelle, les premières œuvres qui incarnent cette approche représentent uniquement des femmes de la communauté, dans des portraits de facture intimiste et naturelle. Morgan (2007) montre ainsi une jeune femme en camisole, les mains dans le dos.3 Elle regarde droit dans l’objectif, d’un air méfiant, mais sans hostilité. Rien dans cette image n’indique qu’elle fait usage de drogues. En fait, la plupart des femmes de cette série de portraits pourraient être n’importe qui. De là, Fouhse enchaîna naturellement avec des portraits d’hommes, souvent dans des poses plus agressives ou de défi. Ayant remarqué que les portraits de droguées éveillaient plus d’empathie, il décida d’explorer cette voie en mettant subtilement l’accent sur les stéréotypes de comportements féminins ou masculins. Sa dernière série de photographies prises à ce coin de rue reprend des thèmes antérieurs (Fouhse les définit comme des « échos ») mais de façon moins théâtrale.
Dans la mesure où Fouhse joue consciemment avec les styles et les affects de la photographie documentaire, ses images sont souvent lues comme des documents. Ce terme revient d’ailleurs souvent dans les articles et discussions portant sur l’œuvre. Bien entendu, un document se doit d’être objectif et détaché : notion séduisante pour ceux que les problèmes évoqués dérangent. Or ce type de distance clinique est à l’opposé de toute la pratique artistique de Fouhse. User s’appréhende mieux comme une série d’hypothèses, son objectif étant d’interroger la réalité au lieu de chercher à la démontrer. En effet, l’aspect le plus significatif de cette œuvre est sa tendance à remettre en question des convictions bien ancrées sur les représentants légitimes de la réalité. Ceux qui perçoivent ces portraits comme des documents n’imaginent pas que les drogués aient pu participer à leur réalisation : ils étaient simplement là, au même titre que des objets ou des animaux sauvages. Envisager autre chose reviendrait à remettre en cause nos idées reçues sur la dépendance, sans parler des « catégories autorisées » qui excluent les drogués de toute démonstration publique d’autoaffirmation.
Les réactions provoquées par User sont généralement divisées en deux camps : les uns s’y opposent en l’accusant de « collaborer avec l’ennemi »4; les autres l’applaudissent parce qu’il transcende les genres ou défie la bienséance de la classe moyenne. Fait troublant, le point commun entre ces deux attitudes est d’ignorer tout simplement le point de vue des drogués : chacune part du principe que les personnes photographiées par Fouhse sont « de l’autre côté du miroir ». Les premiers le proclament ouvertement, en insistant sur le fait que les drogués ne devraient pas faire partie de notre univers; les seconds l’expriment tacitement, en instrumentalisant les photographies, dont ils se servent pour faire valoir leur propre opinion. Les réactions les plus malveillantes dénigrent Fouhse comme un parasite qui exploite des malheureux. Ce qui est sous-entendu ici, c’est que si les drogués peuvent choisir la déchéance, ils n’ont cependant pas la pos-sibilité d’opter pour la créativité, l’expression de leur identité, l’amitié ou l’amour. Notre société attribue facilement à ceux qui sont dans la rue la responsa-bilité de leur situation, mais cette générosité ne s’applique pas lorsqu’il s’agit des choix qui pourraient les conduire ailleurs. C’est dans ce contexte que l’on peut commencer à considérer User comme une forme d’art politique – non parce qu’il nous enseigne quoi que ce soit sur la fragilité de la condition humaine, la corruption de notre société ou l’hypocrisie de ses valeurs, mais parce qu’il ne dénie à personne la capacité de prendre part à sa propre existence.
Traduit par Emmanuelle Bouet
1 Tony Fouhse, entrevue avec Ren Tomovick, Ottawafocus.com, www.ottawafocus.com/spotlight/tony-fouhse.aspx.
2 Il vaut la peine de mentionner que Fouhse a récemment mis en place un projet qui doit aider Stephanie à intégrer un programme de réhabilitation, et dont les détails sont publiés régulièrement sur son blogue : http://tonyfoto.com/drool/.
3 Il est important de noter que les toxicomanes ne sont pas nécessairement condamnés à fréquenter ce coin de rue. Morgan, par exemple, est sobre depuis deux ans et a repris ses études.
4 « Certains m’ont accusé de collaborer avec l’ennemi. Ils disent que les drogués doivent être chassés de ce coin de rue. Évidemment, on ne dit pas où ils iraient, ni ce qu’ils deviendraient. » Tony Fouhse, déclaration de l’artiste (Ottawa, 2009).
Tony Fouhse est un photographe commercial et éditorial qui a également une pratique personnelle. Depuis 2002, il se consacre à un projet portant sur les États-Unis intitulé American States et, de 2007 à 2010, il a élaboré USERS, une série de portraits qui lui ont valu une reconnaissance internationale. Tony Fouhse a reçu le prix Karsh pour la photographie en 2010. Son travail fait partie entre autres de la collection nationale de photographies de Belgique, de la banque d’œuvres du Conseil des arts du Canada et de la collection de la Galerie d’art d’Ottawa. Il vit et travaille à Ottawa.
Critique d’art et commissaire indépendante, Emily Falvey vit à Montréal. Elle a été commissaire pour l’art contemporain au Musée des beaux-arts d’Ottawa de 2004 à 2008. En 2009, le Conseil des arts du Canada lui a décerné le prix d’excellence Joan-Yvonne-Lowndes pour ses essais et textes critiques, et elle a reçu en 2006 le prix du meilleur essai en art contemporain de l’Association ontarienne des galeries d’art publiques de l’Ontario (AOGA).