[Printemps/Été 2011]
Sophie Calle
Rachel, Monique
Palais de Tokyo, Paris
Du 20 octobre au 28 novembre 2010
L’automne dernier, Sophie Calle présentait son installation Rachel, Monique dans un lieu inédit du Palais de Tokyo : son sous-sol. À la suite d’importants travaux, cet espace de plus de 9 000 mètres carrés sera destiné à une nouvelle aile d’exposition mais pour le moment, il demeure complètement en friche. Afin de le faire découvrir au public, on a demandé à quelques figures de la scène artistique actuelle française de l’investir tel quel. Calle est donc la première à y présenter un projet et le résultat est étonnant.
Dans cette immense salle sans cloison, quelques poutres où sont fixés des néons retiennent la structure encore apparente, d’où pendent des fils électriques. Calle accentue cet effet « chantier » en laissant éparpillées dans l’espace de grandes caisses de bois, probablement celles ayant servi au transport des seize pièces qui composent l’installation. Sur ces caisses sont indiqués en lettrage rouge le titre des œuvres ainsi que le nom de l’artiste, et sur certaines des fragments de textes imprimés ont été collés sur le bois. Sur les murs bruts délimitant l’espace, l’artiste a inscrit des phrases au marqueur : « Quand ma mère est morte, j’ai acheté une girafe naturalisée. Je l’ai installée dans mon atelier et prénommée Monique – Elle me regarde de haut, avec ironie et tristesse. » Au-dessus de l’inscription trône l’immense buste de girafe fixé au mur.
La mort de la mère est au centre de Rachel, Monique, puisque l’artiste fait du deuil de sa mère le matériau premier de cette installation : Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique, Szyndler, Calle, Pagliero, Gonthier, Sindler. Ma mère aimait qu’on parle d’elle. Sa vie n’apparaît pas dans mon travail. Ça l’agaçait. Quand j’ai posé ma caméra au pied du lit dans lequel elle agonisait, parce que je craignais qu’elle n’expire en mon absence, alors que je voulais être là, entendre son dernier mot, elle s’est exclamée : « Enfin ». (Sophie Calle)
Le parcours du spectateur se fera de façon chaotique à travers les œuvres, perdues dans l’espace d’exposition. Mother (1990), une série de 12 photographies de stèles posées à même le sol, est disposée près d’une photographie de la mère morte, étendue dans son cercueil et recouverte de plusieurs objets : des bonbons acidulés, des vaches en peluche, des cigarettes Marlboro, le premier tome d’À la recherche du temps perdu de Proust, quelques sonates pour piano et violon de Mozart, une écharpe Christian Lacroix, et l’énumération se poursuit. Dernier élément sur la liste : « Quelques fleurs – des soucis –, parce que c’est le dernier mot qu’elle a prononcé. » Ce mot, le dernier, devient donc omniprésent dans l’installation : inscrits sur plusieurs matières (papier, plomb, bois) et encadrés en divers formats, ces « soucis » sont disposés les uns à côté des autres sur une longue table ou à d’autres endroits dans la salle, simplement adossés à une structure de bois. L’œuvre la plus marquante de l’installation est certainement Maman (2009), où trois murs ont été érigés afin de créer un espace réduit et plus sombre dans l’immensité de la salle.
Une vidéo y est projetée : le spectateur se retrouve dans la chambre de la mère de l’artiste. La mère est étendue dans son lit, les yeux fermés, sa poitrine se soulevant légèrement au rythme de sa faible respiration. Puis à un moment, plus rien, le corps est désormais complètement immobile. Nous venons d’être témoin de la dernière respiration de cette femme, moment trop intime pour être partagé avec nous. Deux œuvres importantes témoignant de périples effectués par l’artiste viennent se greffer à l’installation. Ces parcours, documentés par des photographies, des textes et divers objets participent de diverses étapes du deuil vécu. Tout d’abord Lourdes (2008), un pèlerinage effectué suivant les indications dictées par une voyante, alors que la mère de l’artiste est déjà très malade et Pôle Nord (2009), un périple de navigation en Arctique, réalisé après sa mort. Puisque cette dernière rêvait de voir un jour le pôle Nord, Calle décide de réaliser ce rêve à sa place. Ce voyage en mer se transforme d’une certaine manière, lui aussi, en pèlerinage. Sur le rivage d’un glacier, l’artiste enterre le portrait de sa mère et ses bijoux : un collier Chanel et une bague à diamant. Elle raconte l’histoire de ces objets, et on comprend que c’est l’histoire de sa mère, son passé et ses souvenirs qu’elle enterre par ce rituel.
Au moyen de plusieurs détails de l’installation, par des phrases citées et des événements racontés, Calle rend hommage à cette mère qui, même face à la mort, garda un esprit ludique autant que poétique. Ainsi, la petite photo d’une ombre accompagnée d’un post-it marqué de ces mots : « Si je devais un jour disparaître, je te laisse “mon” ombre qui veillera sur toi » et la pierre tombale où elle a fait inscrire « Je m’ennuie déjà », à côté d’une photo d’elle, grimaçante. Humour noir mais émouvant face à la mort, qui semble s’être transmis de la mère à la fille, tant l’artiste l’offre désormais au regard du spectateur qui, bien que parfois gêné, se trouve profondément charmé.
Marianne Cloutier poursuit des études doctorales en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent principalement sur les pratiques artistiques actuelles utilisant des biotechnologies ou des technologies biomédicales comme outil de création et moyen d’exploration des paradigmes identitaires. Elle est également chargée de cours au département d’histoire de l’art de l’uqam.