B. Plossu et D. Le Breton, Des millions d’années / F. Nuñez et D. Le Breton, mu-jô – Maxime Coulombe

[Hiver 2012]

Bernard Plossu et David Le Breton
Des millions d’années : la réserve géologique de Haute-Provence
Digne-les-Bains, Yellow Now-Côté Photo, Musée Gassendi, 2010, 152 pages

Françoise Nuñez et David Le Breton
mu-jô : une invitation à Nara
Yellow Now-Côté Photo, 2010, 60 pages

Deux textes récents de David Le Breton1 interloquent le lecteur habitué aux préfaces des catalogues d’exposition. Ces textes sont même légèrement déplacés. Ils ne semblent pas tenir, ou du moins pas directement, de l’histoire de l’art : non seulement les descriptions d’œuvres sont-elles rares, mais de la technique des deux artistes et des enjeux formels de leur pratique, on ne saura que bien peu de chose. David Le Breton nous entretient plutôt et longuement de la marche, du temps qui passe, de notre rapport au monde, de l’expression contenue dans un geste. Tout se passe comme si ces textes ne parlaient pas de l’art photographique lui-même, mais opéraient un léger, un secret déplacement. Ils semblent traiter et donner à voir l’expérience qui a rendu ces images possibles.

À proprement parler, vivre une expérience est rare2. L’expérience renvoie au moment où un événement, joyeux ou triste, long ou fugace, modifie notre être, serait-ce imperceptiblement. On ne le réalisera bien souvent que plus tard, mais au moment où l’événement a lieu, au creux de notre regard, le monde change.

Il sera désormais légèrement différent ; il aura gagné de nouvelles teintes, une profondeur nouvelle aussi, parfois. Petit paradoxe : on ne prend vraiment la mesure d’une expérience nouvelle qu’au moment de la raconter, de tenter de lui donner une forme verbale. C’est là que s’expriment les déplacements infimes, les changements que l’expérience a opérés sur notre perception du monde. Pour l’ami qui écoute, il reconnaît d’ailleurs l’expérience à ce frémissement du langage, à ces moments où celui qui raconte paraît hésiter, où il doit désormais réévaluer le sens de ses mots, les réorganiser pour épouser les contours de l’événement3. Pour le dire simplement, l’expérience est ce moment où le langage se ressource, où il se charge de sens. Voilà pourquoi elle est au cœur de la création.

Pour l’histoire de l’art, toute analyse formelle, toute analyse stylistique, de larges pans de l’esthétique sont bâtis à même l’analyse du langage visuel. Ces analyses sont déterminantes, elles alimentent l’histoire de l’art, lui donnent le socle solide d’une historicité et, peut-être d’une spécificité disciplinaire. Mais trop y insister, c’est oublier et s’éloigner de l’expérience qui fut à l’origine de ce langage.

David Le Breton nous rappelle dans ces deux textes une piste féconde pour l’histoire de l’art, quelque chose comme un regard. Les travaux de l’anthropologue et sociologue sont connus, ses recherches sur l’adolescence, les conduites à risque, le corps, la voix, plus récemment, sont marquantes. L’une de leurs grandes forces tient à l’extraordinaire capacité empathique de l’anthropologue dont la plume sait conserver, de ces phénomènes, la chair de l’émotivité, leur densité existentielle.

Pour le dire simplement, David Le Breton applique à l’art, dans ses deux textes récents, ses si beaux, si vieux plis de la pensée anthropologique et sociologique. Il se place dans une position symétrique à celle du photographe : il a tenté de comprendre empathiquement ces images, de les comprendre d’expérience, en en faisant jaillir les conséquences nombreuses.

David Le Breton a marché dans la réserve géologique de Haute-Provence photographiée par Bernard Plossu, il a regardé son existence à travers le mu-jô que représente Françoise Nuñez4. Il esquisse ainsi, par les textes qu’il nous offre, une recréation de l’expérience qu’illustre l’image. Il s’agit non pas pour lui de discuter à partir d’elle, mais de revivre ce qui l’a rendue possible. Non pas se situer, donc, dans une logique de l’après, mais dans une logique de l’apparaissant, de la naissance.

Si l’expérience est le fruit du contact d’un langage avec un événement, un moment où le nouveau naît, alors le recours à différents langages – photographique, cinématographique, poétique, etc. – pour approcher un même événement permet la naissance d’expériences distinctes. Ces différentes expériences déclineront chacune, à leur façon, la complexité du réel : le lecteur des catalogues de David Le Breton sera donc face à deux expériences différentes, produites par deux langages distincts, d’un événement pourtant proche : la marche dans la réserve géologique de Haute-Provence, le mu-jô. L’expérience contenue dans l’écriture et celle ayant forgé l’image s’éclaireront mutuellement, chacune nourrissant l’autre et alimentant notre propre expérience du monde.

Un, c’est l’unicité, deux, c’est toujours le début d’une suite. En répétant ainsi un geste, en utilisant l’art pour parler d’art, Le Breton crée en quelque sorte un appel d’air. Il invite le spectateur à suivre les pas de l’artiste et du sociologue, et nous rappelle que vivre des expériences est le propre de l’homme. Les photos de Françoise Nuñez  et de François Plossu, les textes de David Le Breton permettent à la mémoire de se lever. Nous avons tous à l’esprit cette teinte – chacun la sienne – que le soleil prend lorsqu’on se lève lors d’un matin froid ; ces moments où le temps semble ralentir et où la grâce, un bref instant, paraît nous envelopper. Ce sont ces moments fugaces qui donnent à l’existence sa texture, sa densité.

Et même si nous n’irons pas tous en Haute-Provence, ni ne pratiquerons les arts martiaux souvent représentés dans les photographies de Françoise Nuñez, nous serons un peu plus disponibles à ce que ces expériences révèlent. Nous nous rappellerons peut-être mieux que l’expérience poétique n’est pas le propre des arts et de ses praticiens, mais qu’elle est coextensive à toute fréquentation du monde.

Historien de l’art et sociologue, Maxime Coulombe est professeur d’art contemporain à l’Université Laval. Il a récemment publié, aux Presses de l’Université Laval, Imaginer le posthumain : sociologie de l’art et archéologie d’un vertige (2009), et aux Presses universitaires de France, Le mondesans fin des jeux vidéo (2010).

1 « La cinquième saison de Bernard Plossu » dans Des millions d’années : la réserve géologique de Haute-Provence, Digne-les-Bains, Yellow Now-Côté Photo, Musée Gassendi, 2010 ; et « Quelque chose du feu : sur les photographies de Françoise Nuñez », dans mu-jô : une invitation à Nara, Yellow Now-Côté Photo, 2010.
2 Et peut-être de plus en plus rare. Voir à cet égard les pages assez sombres qui ouvrent Enfance et histoire de Giorgio Agamben (Agamben, 2002).
3 Agamben appelait aussi ce moment enfance : « Car l’expérience, l’enfance dont il s’agit ici, ne peut être simplement quelque chose dont il s’agit ici, ne peut être simplement quelque chose qui précède chronologiquement le langage et qui cesse d’exister à un moment donné pour accéder à la parole ; il ne s’agit pas d’un paradis que nous quitterions définitivement un jour pour nous mettre à parler ; elle coexiste originellement dans le mouvement même du langage qui l’expulse pour produire à chaque fois l’homme comme sujet » (Agamben, 2002, p. 89).
4 On pourrait traduire le terme japonais de mu-jô ou mujô par « impermanence ».

 

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