Yoanis Menge, HAKAPIK – Mona Hakim, Casser l’image négative

[Automne 2016]

Par Mona Hakim

HAKAPIK n’est pas passée inaperçue lors de son passage à Occurrence1. Le sujet y était certainement pour quelque chose, s’agissant d’un reportage sur la chasse aux phoques vue sous la loupe de Yoanis Menge, jeune photographe madelinot qui s’est investi à part entière dans l’aventure auprès des groupes de chasseurs au large des régions côtières du Nord canadien. Rien à voir ici avec le reportage sensationnaliste et corrosif que ce sujet controversé peut commander. L’exposition, avec sa quarantaine de clichés noir et blanc, ses grands formats, ses vues panoramiques et ses personnages en action, aborde d’un point de vue pacifique et éclairé le quotidien de ces communautés isolées. Étalés généreusement sur les murs de la galerie, les clichés nous happent et nous touchent.

Initié à l’école du documentaire, stagiaire à l’agence Magnum sous l’égide de Josef Koudelka et Bruno Barbey, celui pour qui la photographie semble un outil social majeur n’en est pas à son premier reportage malgré son jeune âge. Après le Salvador et le Mali, Menge a senti le besoin de revenir aux Îles de la Madeleine afin de s’impliquer dans l’activité de la chasse, résolu à casser l’image négative et trompeuse véhiculée par les lobbys anti-chasse qui prennent de plus en plus d’importance.

C’est donc en abordant la chasse de l’intérieur, à bord des chalutiers, jumelé aux membres de l’équipage et au plus près de leur activité coutumière, que ce photographe porté par un regard complice et respectueux a su donner une inflexion distinctive au projet. Un défi de taille pour celui qui se devait de composer sur le terrain avec la double posture du chasseur et du capteur d’images. Mers tantôt agitées, tantôt calmes, blocs de glace, embarcations, phoques harponnés, équipements de chasse, mais aussi cahutes, tablées et omniprésence de portraits individuels et collectifs constituent la trame de ce qui devient un journal de bord. Ici, l’accrochage des photographies par groupes et par superposition permet d’éviter avec acuité l’effet de trop-plein en formant un corps homogène où chaque image, comme chacune de leurs combinaisons, dialogue avec l’autre, guidant nos déplacements dans la séquence des événements.

À cet égard, les procédés photographiques jouent également un rôle fondamental. Menge photographie ses sujets dans des cadrages serrés, des vues rapprochées, des plongées et des gros plans qui réduisent la profondeur de champ et propulsent expressément le visiteur au coeur de l’action. De même, ciel et mer tendent à se confondre, tandis que les lignes d’horizon à peine perceptibles basculent au gré du tangage des bateaux. Éclairage le plus souvent à contre-jour, haut contraste et clair-obscur soutenu ajoutent au caractère enveloppant des scènes que les tirages en noir et blanc viennent appuyer. Sous l’effet de ces différents procédés, notre attention est amenée à s’attarder davantage sur l’expression des personnages, l’intensité de leurs gestes et la texture de leur environnement qu’accentue une lumière contrastante. Le photographe contourne ainsi la simple perception de cruauté et d’insensibilité que crée la chasse aux couleurs du sang des mammifères et en arrive à mettre en relief la dimension humaine et fédérative que ce métier stigmatisé possède. Si ses images entretiennent une tension dramatique, voire une certaine théâtralité, elles tenteraient plutôt d’exalter le sens du labeur, de la témérité et du courage des protagonistes. Pour vivre l’expérience de front, un court film réalisé par Menge nous plonge littéralement dans l’exiguïté du chalutier, entre la houle et le destin irrévocable des mammifères marins.

Yoanis Menge se réclame à juste titre de la tradition québécoise du cinéma direct et de la sensibilité d’un Perreault ou d’un Brault. Il fait par ailleurs partie d’une jeune génération de photographes issue du documentaire social dont la posture d’auteur s’oppose radicalement à celle du photojournalisme. Cette attitude n’est bien sûr pas nouvelle – difficile de ne pas reconnaître chez lui quelques réminiscences de son mentor Koudelka – mais ce type plus actuel de reportage a le mérite de remettre en question l’instantanéité, l’excès et la duperie qui hantent l’information médiatique actuelle et d’exploiter ce que diverses facettes de la création peuvent apporter comme cadre d’interprétation. Ceci dans une optique renouvelée et dans un dessein assumé de préserver la pertinence sociale de la photographie. Certains travailleront dans l’après-coup de l’événement ; d’autres, comme Menge, chercheront la proximité des individus en participant à leurs actions, imprégnant le plus souvent d’un surplus d’humanité leurs clichés sans jamais tomber dans le piège du reportage complaisant ou distrayant. Là réside la force du projet Hakapik. Un habile parti pris esthétique, une maîtrise du médium, un engagement sincère envers le sujet capté et un sens de l’éthique ont mené Menge à un équilibre rigoureux entre la personnalisation de son approche et l’information factuelle dans laquelle son projet est toujours demeuré bien campé.

À noter la volumineuse publication accompagnant l’exposition, qui témoigne de l’ampleur véritable du projet initial. Un récit constitué de plus de quatre-vingt reproductions d’une qualité remarquable où chaque page-séquence permet, par un accès intime, une meilleure compréhension des rituels ancestraux de ces communautés tissées serrées – celles des Îles, de Terre-Neuve et du Nunavut. Une préface signée Michel Campeau, une conversation fort éclairante sur les enjeux d’un tel projet entre le photographe et Serge Allaire, des éphémérides de la chasse aux phoques consignées par Gil Thériault complètent ce bel ouvrage documentaire. Un authentique livre photographique d’auteur. Un photographe engagé à suivre…

1 Du 17 mars au 23 avril 2016 à Occurrence, espace d’art et d’essai contemporains, Montréal.

 

Yoanis Menge est né en 1981. Il vit avec sa famille et travaille aux Îles de la Madeleine. De double nationalité, suisse et canadienne, il a étudié la photographie au Cégep de Matane (Québec, Canada). En 2002, il réalise son premier reportage sur la prostitution au Salvador. Par la suite, il approfondit sa formation à l’agence Magnum Photos (Paris) pendant quatre ans comme assistant des photographes Josef Koudelka et Bruno Barbey. L’artiste a reçu en 2015 le Prix du CALQ – Œuvre de l’année aux Îles de la Madeleine pour son installation photographique Rouge sur blanc diffusée par le centre d’artistes AdMare. Yoanis Menge est membre de KAHEM, un collectif de photographes québécois indépendants.
yoanis.squarespace.com

Mona Hakim est historienne de l’art, critique et commissaire indépendante. Elle a enseigné l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie au niveau collégial de 1996 à 2015. Ses recherches et ses écrits portent sur l’art contemporain et actuel avec un intérêt plus soutenu pour les enjeux liés à la photographie. Elle met sur pied des expositions tant rétrospectives que collectives, ici comme à l’étranger, et prépare actuellement en co-commissariat une exposition traçant les grandes lignes de la photographie québécoise des quinze dernières années.

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