[Printemps-été 2017]
L’essor
VU PHOTO, Québec
Du 21 octobre au 20 novembre 2016
Par Jean-Pierre Vidal
Tous les espaces sont travaillés d’imaginaire, même si la modulation que celui-ci impose ainsi à la plus immédiate de nos perceptions varie selon avec les individus et les collectivités. La façon dont Matthieu Brouillard envisage les lieux et les corps combine, avec un rare bonheur, le réalisme apparemment le plus cru et cette forme particulière d’appréhension du monde où le mythe prend naissance. Et ainsi, il chevauche délibérément la fine ligne qui départage le documentaire de la fiction pure et simple, si, du moins, une telle démarcation existe.
Que le mythe soit celui de la résurrection, évoqué grâce à des corps et des lieux atypiques, à partir d’une référence structurante à Grünewald (La résurrection/les enfants de la symétrie brisée [2009]), ou comme dans sa dernière exposition à VU, celui d’Icare décollé du labyrinthe, c’est la même façon d’organiser spectaculairement l’espace de l’image. L’univers onirique du mythe et celui plus rationnel du cadrage s’enrichissent alors mutuellement, la perception est d’emblée représentée comme affaire de sens autant que sollicitation des sens, le rêve et le désir saisissent le réel, mieux, ils le constituent.
Et justement, dans L’essor, Brouillard documente la façon dont l’appel de sens, le projet, le rêve peuvent transcender les imperfections des sens et la volonté de nier le handicap. Il y retrouve un de ses modèles préférés, devenu au fil du temps un ami : Christian, un homme d’une soixantaine d’années atteint d’albinisme oculocutané, une affection héréditaire qui réduit considérablement la pigmentation des cheveux, de la peau et des yeux, au point de rendre presque aveugle.
Cet homme rare à tous points de vue et son projet hors du commun – déjà, l’on touche au mythe – se trouvent ici « documentés » au moyen de onze grandes photographies disposées stratégiquement dans la salle et doublées d’une vidéo, elle-même extraite d’un long métrage que l’artiste lui a consacré. Et, comme dans toute entreprise artistique, la partie visible de l’oeuvre n’est jamais qu’un prélèvement en forme de variation d’éléments qui constituent un ensemble plus vaste, celui-ci pouvant, à la limite, s’étendre à la totalité du travail de l’artiste, y compris ce qui n’en a pas encore émergé, ce qui n’est peut-être encore qu’en germe. Toute oeuvre véritable est à la fois un fait, un extrait et une prévision, même si celle-ci risque toujours d’être déjouée.
La vidéo projetée à vu tourne autour de Christian seul, alors que le film intitulé Qu’importe la gravité le met en rapport et en opposition avec son compagnon, Bruce, lui aussi personnage d’exception et qui s’envole en paroles et en fabulation quasi mystique quand Christian, lui, se propulse effectivement dans les airs.
Ainsi se met en évidence, sur les quatre murs de la salle d’exposition, le rapport mouvement-fixité et d’une façon d’autant plus pertinente qu’elle illustre la vie même du sujet : le handicapé libéré, l’homme rivé à une vision trop proche réussissant, à force d’obstination, à s’ouvrir un horizon sans limites ni gravité.
Le cadrage de chacune des onze photos présentées dit le reste : l’importance, pour cet Icare, du détail des fils dans lequel ses jambes sont empêtrées comme dans un écheveau d’Ariane qui lui offrira l’issue, son image casquée présentée en format paysage, comme si déjà il basculait ; enfin, réunies sur le même mur, l’homme et sa métaphore inspirante d’un côté – Christian jouant avec une perruche sortie de sa cage – et de l’autre le héros du mythe, Minotaure improbable, nu à sa demande, comme pour souligner sa faiblesse, mais sur un piédestal comme une victoire de Samothrace ayant retrouvé sa tête et dont les ailes seraient un parapente et le casque guerrier un attribut profane de motocycliste. Tout de l’envol se dit dans ce face-à-face. L’espace domestique et l’espace onirique, l’oiseau qui inspire le rêve ancestral de l’humanité et la figure hybride, incernable, pétrifiante comme une énigme qui se dresse lorsque l’instrumental met de l’avant son côté bricolé, maladroit, vaguement ridicule face au naturel de l’organique auquel a accès sans effort le petit volatile.
Il faut dès lors se rapporter à la vidéo qui défile en boucle sur le mur d’en face. Il faut voir le presque aveugle travailler littéralement « à vue de nez » sur les circuits imprimés qu’il répare pour gagner sa vie, il faut entendre la musique qu’il parvient ainsi à tirer de vieilles radios « handicapées ». Il faut le suivre dans quelques-uns des instants ordinaires de sa vie pourtant enchantée par le rêve.
Et l’on gardera longtemps en tête cette image très poétique de Christian s’envolant enfin au milieu des brumes d’une éternité dans laquelle Icare ne retombera jamais.
Décidément, cette résurrection-là est une apothéose.
Sémioticien, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi. Outre de nombreux articles sur la littérature et sur l’art contemporain, il a publié trois essais, un recueil d’aphorismes et quatre recueils de nouvelles. Il est, depuis onze ans, conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec-Société et culture. Depuis janvier 2017, il est également conseiller stratégique au bureau du Scientifique en chef du Québec.